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comme pour les apothéoses ; et le jardin, le bois plus loin, les hommes qui braillaient à pleins poumons et lui crevaient maintenant les oreilles, la salle où leurs quatre convives se remplissaient de viandes et de vin, lui apparurent sous un ruissellement de jour, dans une inondation de lumière. Elle avait peine à ne pas chanter aussi, tant elle était devenue joyeuse ; et un besoin de marcher, de danser, de courir lui remuait les jambes ; elle se sentait légère à toucher le plafond d’un bond, à passer comme une balle par la fenêtre, à monter d’un élan la grande côte en face et à la redescendre en quelques sauts.

Et brusquement elle se dit : « Je l’aime, je l’aime, c’est sûr que je l’aime. » Et elle baisa si passionnément l’aveugle que tout le monde la regarda. Alors elle rougit et redevint calme.


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Ces pages achèvent la partie du « Vieux Manuscrit » mise au net et dont Maupassant aurait sans doute tenu la rédaction pour définitive, s’il n’avait pas recommencé Une Vie sur un autre plan et selon une conception nouvelle. Celles qui suivent, écrites sur un papier plus grand et à une époque postérieure, sont hachées de ratures et de renvois. Elles montrent Maupassant dans son premier travail de rédaction, à la recherche des mots exacts. Quelquefois sa pensée s’égare dans les marges, où il dessine : son portrait, des caricatures, des monogrammes. Il y aurait beaucoup à puiser dans ce canevas, surtout si l’on voulait prouver que Maupassant ne produisait pas ses chefs-d’œuvre comme un pommier produit ses pommes. Mais je crois bien que sur ce point la démonstration est faite par la comparaison du « Vieux Manuscrit » avec l’édition imprimée. Il s’en faut d’ailleurs qu’elle diminue le génie de Maupassant. En littérature comme en éloquence, la facilité naturelle risque d’être périlleuse, si elle ne se protège pas par la difficulté acquise contre ses propres excès. Élevé à l’école de Flaubert et guidé par l’instinct de son goût naturel, Maupassant avait appris la difficulté. Il importe peu que ses manuscrits ne soient pas raturés. C’est son esprit qui faisait les ratures. Quand il se mettait à sa table de travail, son œuvre, le plus souvent un chef-d’œuvre, était composée et mise au point. Pour l’écrire, il n’avait plus qu’à écouter sa mémoire et il se dictait en quelque sorte à lui-même un texte déjà complet et définitif. Il est sûr que ce procédé lui servait pour ses contes, mais tout porte à croire qu’il ne travaillait pas autrement à la composition de ses romans.