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regorge de ruines romaines. Ces Marches du Désert étaient peut-être encore plus profondément romanisées que le reste du pays. En tout cas, les villes mortes pullulent d’un bout à l’autre de cette région. Rien que dans le périmètre compris entre Mactar et Fériana, le voyageur d’aujourd’hui n’aurait que l’embarras du choix, si notre Service des antiquités était assez largement organisé et doté d’un budget assez riche pour exhumer au moins les plus importantes ou les plus connues de ces villes. Cilium, Uzapa, Muzuc, Limisa, Gemellæ, Thélepte, — pour n’en citer que quelques-unes, — attendent la pioche libératrice du terrassier et la sollicitude de l’archéologue. Les ruines de Thélepte, en particulier, couvrent de vastes étendues. Elles gisent à fleur de sol. Il est scandaleux qu’on les laisse ainsi à l’abandon, exposées à une destruction complète et sans remède. Il y a là plusieurs églises et chapelles chrétiennes, dont une grande basilique à cinq nefs, des thermes assez bien conservés, un théâtre, une nécropole, une forteresse byzantine, sans parler de tout ce qu’on ne voit pas et que des fouilles superficielles peut-être suffiraient pour ramener au jour. Partout des trouvailles sont probables, et des trouvailles de ruines à peu près intactes. Règle générale : là où il y a de l’eau, il y a des villages et des gourbis arabes. Et là où il y a des gourbis, il y a du romain. L’Arabe a presque tout détruit aux lieux où il s’est installé, mais il n’a guère occupé que des fermes ou des bourgades. Sa civilisation rudimentaire ne lui a pas permis de soutenir et de continuer l’œuvre urbaine des Romains. Par pauvreté, misère, barbarie, il a dû évacuer, abandonner presque toutes les villes, — ces villes qui coûtaient cher à entretenir et à défendre, — et il n’a conservé que les points stratégiques, les ports, ou les centres de ravitaillement indispensables.

C’est ce qui a sauvé en partie les ruines de l’Afrique latine. Oubliées par l’envahisseur, après qu’il les eut copieusement pillées et dévastées, les villes romaines se sont enfoncées lentement sous la terre et les décombres. Quand on rejette ce linceul, on retrouve le squelette presque tout entier. Je ne connais rien de plus tragique, ni de plus utile à méditer, — en ce moment surtout, — que le spectacle de ces cadavres de villes. Il a suffi que le Barbare passât par ici, pour que ces grands corps vivants fussent couchés par terre, que le secret de ces organismes si complexes et si délicats fût perdu, que toute cette parure d’art