Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 60.djvu/162

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Nous souffrons et nous souffrirons longtemps encore, me disait-il, du fait que pendant un siècle et demi la Pologne s’est développée dans une prison ; L’évolution sociale de la France s’est faite au grand jour, tout l’univers en était témoin : aussi était-il possible à ceux qui avaient étudié l’histoire de votre pays de démêler, à travers la violence confuse des grandes crises, la permanence de certaines directions. Même aux plus mauvais jours de la guerre, ceux qui connaissaient la France n’ont point douté de sa victoire. Mais la Pologne ? Personne, à l’étranger, ne l’a vue vivre et se transformer ; nul ne se doute de ce qu’était hier, de ce qu’est aujourd’hui le peuple polonais. Ainsi s’expliquent la surprise qu’a produite dans certains milieux européens l’événement de notre résurrection, et la défiance qu’on y éprouve à l’égard de notre durée. Et pourtant, chez nous aussi, le présent est une conséquence logique, inévitable du passé : ce qui s’est produit ne pouvait pas ne point se produire.

« Rappelez-vous d’abord nos origines. Alors que d’autres nations, en Europe, comme l’Angleterre, comme la Bohême, comme la France elle-même, se sont formées par une coopération avec les Germains, la Pologne s’est constituée par une résistance à l’élément germanique. La Poméranie et la Silésie sont les seules de nos contrées où la race germanique fut alors mêlée à la nôtre. Partagé entre la double nécessité de pourvoir à son existence et de la défendre, notre peuple fut tout ensemble agriculteur et guerrier. Seulement, dans l’Etat polonais, les rôles n’étaient pas divisés : c’étaient les mêmes hommes qui, tour à tour, labouraient la terre et prenaient les armes pour courir sus à l’ennemi. Qu’était-ce que la noblesse polonaise, qui formait à peu près un dixième de la population totale du pays ? C’étaient les paysans, anoblis après une expédition victorieuse, en récompense du service militaire qu’ils avaient prêté. La paix rétablie pour quelque temps, ces paysans devenus nobles restaient paysans et ne cessaient point de cultiver la terre.

« Nos paysans d’aujourd’hui sont les successeurs immédiats de l’ancienne noblesse polonaise. Ils constituent la classe dominante de l’Etat moderne, comme la noblesse formait celle de l’État d’autrefois. On retrouve en eux, comme on trouvait en elle, ce mélange déconcertant d’égoïsme et d’héroïsme : tant que la menace est lointaine, ou ne les vise pas directement, ils affectent de la méconnaître, ne regardent que l’intérêt