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suivit son chemin sans crainte, se mêla à la société étrangère, maria ses filles dans Dieu sait quels milieux mondains et corrompus, fréquenta des ducs et des ambassadeurs, fraya familièrement avec des catholiques ultramontains, reçut des artistes de l’Opéra, fut l’intime amie de Mme Jenny Lind, — sans que jamais (comme Mr Sillerton Jackson était le premier à la proclamer) aucun souffle eût terni sa réputation, — le seul point, ajoutait-il, sur lequel elle se distinguât de l’autre Catherine.

Mrs Manson Mingott avait réussi, depuis longtemps, à libérer la fortune de son mari, et elle vivait dans l’abondance depuis un demi-siècle. Mais le souvenir de ses embarras financiers l’avait rendue parcimonieuse, et, bien qu’elle montrât un goût luxueux quand elle achetait un vêtement ou un meuble, elle ne pouvait se résoudre à dépenser pour les plaisirs passagers de la table. Sa famille considérait que cette mesquinerie discréditait le nom des Mingott, toujours associé à la conception d’une vie large ; mais on continuait à venir chez la vieille dame, en dépit des plats de chez le restaurateur et du champagne de pacotille. Elle répondait en riant aux observations de son fils, qui essayait de remonter le crédit de la famille en ayant le meilleur cuisinier de New-York : — À quoi bon deux chefs dans la famille, maintenant que j’ai marié mes filles et que le beurre me fait mal au foie ?

Newland Archer, tout en rêvassant sur ces choses, avait de nouveau porté le regard vers la loge des Mingott. Il vit que Mrs Welland et sa belle-sœur faisaient face aux critiques de la salle avec l’aplomb que la vieille Catherine avait inculqué à toute sa tribu. May Welland, seule, —, peut-être parce qu’elle se sentait regardée par son fiancé, — semblait se rendre compte de la gravité de l’incident. Quant à la cause de cette émotion, elle restait gracieusement assise dans son coin de loge, les yeux fixés sur la scène. Se penchant en avant, elle révélait un peu plus de poitrine et d’épaule que New-York n’avait accoutumé d’en voir, au moins chez les personnes qui avaient des raisons pour vouloir passer inaperçues.

Peu de choses semblaient à Newland Archer plus pénibles qu’une offense au « bon goût, » cette lointaine divinité dont le « bon ton » était comme la représentation visible. Le visage pâle et sérieux de la comtesse Olenska lui semblait convenir à la fois à la circonstance et à son malheur. Par là, elle lui plaisait ;