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chambres. Une humide misère ; du linge, des filets, des cirés qui pendent aux trous rectangulaires des étages ; des écailles de poisson sur le pavé ; des bâtisses industrielles, d’où sortent, avec de fades relents, une rumeur féminine, un bruissement de ruche au travail, — la ruche débordant, à la lisière étroite et souillée de la mer, en centaines d’ouvrières bourdonnantes. Rang sur rang, entre leurs lignes de tréteaux, elles s’affairent à mille nauséeuses, huileuses brochettes de sardines. La malsaine atmosphère industrielle est sur la ville. Trop de visages pâlis, fripés, trop de pommelles aiguës chez les minces filles que l’on voit aux mornes fenêtres de ces « fritures ; » peu d’innocente fraicheur dans les yeux. Même, le soir, du côté du grand pont, on rencontre des belles de mine assez « hardiss, » en jupe tailleur, et hautes bottines (mais elles portent encore leur coeffe de filet, l’artisane, qui n’est pas la paysanne). Elles vont par trois, par quatre, le verbe haut, affectant de ne parler que français : un français qu’infléchit et scande le fort accent local, mais émaillé de très moderne argot, et qui, chez ces Bretonnes, signifie généralement le dédain de leur vieux monde, la moderne volonté d’émancipation.

Mais les hommes, dont le travail est a la mor, et non pas à l’usine, semblent d’espèce différente : les plus grands, les plus graves, les plus beaux (sauf, peut-être, ceux de Groix) de tous les marins bretons. Voyez-les qui, le soir, remontent à pas pesants les escaliers du port de pêche : visages ras, visages de cuir, tannés du même rouge brun que leur bottes et leurs blouses, que le filin et les voiles de leurs bateaux ; — hommes et choses, toute cette marine est monochrome. La plupart montent aux tristes débits, dont la bordure continue domino le quai[1]. Mais l’affreuse eau-de-vie de fantaisie semble impuissante sur leur espèce, peut-être par l’effet d’une sélection naturelle, qui ne laisse que les forts. Et qui croirait, à les voir, qu’ils peuvent participer aux fièvres, grondements de notre monde ouvrier ? De la misère, de la colère, il y en a eu de tout temps, par crises presque périodiques, à Douarnenez, quand la sardine, mystérieusement, disparaissait, quand elle donnait trop, et qu’on aimait mieux la jeter par-dessus bord que de la vendre au bas

  1. Ceci est moins vrai depuis que l’œuvre des Abris du Marin, qui s’adresse à une population de 25 000 pêcheurs, de Roscoff à Belle-Ile, a construit, à la pointe du port, sa plus belle maison.