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demeures patriarcales où l’on m’avait accueilli… J’entendais, dans mon esprit, quelque chose de tout pareil à cet adieu, d’une familière tendresse, que la Province de Sépusie, détachée de la terre hongroise par ce traité de Trianon, adresse à la vieille patrie, et dont, en écrivant ces lignes, j’ai le texte sous les yeux : « Nous n’avons point l’intention, disent ces gens de Sépusie, de faire un compte ou une balance. Nous prenons congé simplement. Simplement nous vous remercions de cette bonne farine blanche, dont nous nous sommes nourris pendant mille ans, et dont nos enfants ont mangé des gâteaux si délicieux. Nous vous remercions pour le vin de Tokaï, qui n’a ruisselé, dans les verres, nulle part si abondamment que chez nous. Nous vous remercions pour les cerises noires et les abricots juteux et les raisins perlés et les pastèques rouges, que les femmes d’Eger vendaient aux marchés de nos villes. Nous vous remercions pour le tabac excellent d’Erdötélek que vous nous apportiez en même temps que le muguet. Et vous, vieilles montagnes, vous, pics étincelants au-dessus des nuées, vous, lacs alpestres charmants dans vos splendeurs d’émeraude, et toi, puissante Magura qui renferme le tombeau d’Arpad, prince conquérant de la patrie, vous tous, ô Monts de Sépusie, bleuâtres dans le lointain, rangez-vous ! Que le chant du rossignol se taise, que le murmure des forêts bruisse seulement, qu’il bruisse à travers monts et vallées, qu’il emporte nos soupirs vers ceux à qui nous disons adieu !… »

Cependant, l’un après l’autre, les plénipotentiaires avaient posé leur signature au bas de la feuille de papier. Les délégués magyars se retiraient au milieu des assistants qui, cette fois, se levaient sur leur passage. Dehors, on entendit un commandement bref aussitôt suivi d’un bruit d’armes : c’était le piquet de service qui rendait les honneurs. Autour de nous, l’agitation mondaine avait repris son train. On se pressait vers le buffet. Et dans le brouhaha des voix et des chaises remuées, je revoyais en pensée, sur la muraille, le lointain artisan de cette immense infortune : l’homme au chapeau à larges bords, qui m’avait accueilli là-bas, un triste soir d’automne, et dont le regard, pendant quatre ans, avait veillé sur mes jours et sur mes nuits.