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frères de sang, l’idée de devenir enfin les citoyens de quelque part (la loi de 1867 venait d’accorder aux Israélites de Hongrie les droits civils et politiques), et surtout le sentiment qu’une grande ville se créait en ce moment sur les bords du Danube, — une grande ville, la meilleure des terres promises !

Ce sont ces Juifs sauvages qui ont soutenu, alimenté de leurs vagues profondes, sans cesse renouvelées, l’invasion de Pest commencée par les vieux Juifs de Hongrie, venus jadis, eux aussi, de là-bas. Lentement, sûrement, en moins d’un demi-siècle, ils se sont installés partout. Il y a vingt ans, quelques métiers leur échappaient encore. Des scrupules religieux les tenaient éloignés de la boucherie, de la viande, de tout ce qui touche aux nourritures non rituelles. Mais aujourd’hui ces scrupules ont cessé : la charcuterie elle-même est tombée aux mains d’Israël.

L’endroit où l’on peut le mieux les voir, au moment où ils débarquent, c’est une maison singulière, où je suis allé bien souvent, à toutes les heures de la journée. Le lieu est bien connu : il s’appelle la maison Orczi.

Au temps de Marie-Thérèse, un Magnat de la grande famille des Orczi, construisit, pour embellir Pest, une vaste maison de rapport qui passait pour une merveille. Elle réunissait en effet toutes les élégances de l’époque, — grands toits à la Mansard, paniers fleuris en fer forgé, dominant les corniches, trois immenses cours intérieures, avec des galeries qui couraient tout autour, le long du premier étage, et de vastes portes cochères pour laisser passer des berlines attelées de quatre chevaux. Mais bientôt la belle maison perdit sa clientèle élégante. Quelques riches commerçants juifs vinrent s’installer dans l’immeuble, et ce furent de lourdes charrettes, amenant des ballots de marchandises, qui entrèrent sous les vastes porches, au lieu des berlines d’autrefois.

Le Juif attire le Juif. A Pest, ville neuve, il n’y avait pas de ghetto comme à Presbourg, à Vienne, à Cracovie ou à Prague. Or, ces Juifs ont tellement l’habitude de vivre pressés les uns contre les autres, que, même fortunés, même libres d’habiter où bon leur semble, ils se rassemblaient là pour se sentir les coudes, respirer leurs odeurs, et spontanément ils firent de la maison Orczi un ghetto. Et comme dans tous les ghettos, il y eut là une synagogue, avec son personnel de rabbins, de chantres, de bedeaux, de bouchers rituels, de laveurs de cadavres ; il