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variations superficielles de la pensée, quelque chose d’unanime, de religieux, d’enthousiaste, et qui avait ici une odeur nauséabonde, mais vraiment chaude et puissante.

En les regardant se démener et vociférer leurs prières, je me suis demandé bien souvent quelles pouvaient être, tout le jour, les occupations de ces gens lancés dans les mystères du trafic. Au travers de quel labyrinthe d’affaires et de combinaisons s’agitaient tous ces corps et toutes ces pensées, pour gagner quelques sous ou d’énormes sommes d’argent ? À ces questions je ne pouvais rien répondre, sinon qu’il arriverait infailliblement ceci : infailliblement ce Juif sauvage, revêtu de son habit séculaire, deviendra, dans quelques semaines, ce bizarre mannequin sur lequel le fripier a jeté sa défroque. Ce mannequin, à son tour, prendra l’aspect quasi bourgeois de ce gros personnage, que je vois là-bas sur l’almémor, et qui a l’air déguisé avec son chapeau haut de forme et son lorgnon d’or sur le nez. Et ce gros homme, enfin, quittera cette synagogue, qui sent vraiment trop sa Pologne, pour la synagogue de Pest, — cette énorme bâtisse neuve, dans un des beaux quartiers de la ville, où l’on ne vocifère plus, où l’on ne gesticule plus, où le maigre Juif sauvage semble par miracle devenu, sous un coup de la baguette d’Aaron, gras, surnourri, obèse, correct et bien vêtu.

En moins de cinquante ans, ces gens de la maison Orczi ont transformé Budapest. De la petite cité bourgeoise et rurale d’autrefois, ils ont fait une énorme capitale, qu’on peut ne pas aimer, car tous les styles s’y mêlent dans une cacophonie effroyable de fer, de brique et de ciment armé, mais où il faut bien reconnaître de la puissance et de l’élan. Un développement si rapide et ces apparences grandioses flattaient l’esprit des Magyars, toujours épris de faste et de grandeur. Ils savaient gré à ces nouveaux venus de les pousser, pour ainsi dire, dans le monde, et d’apporter dans leurs affaires une intelligence pratique et une activité, dont ils sont assez dépourvus. Sans compter que leur esprit, naturellement généreux, se plaisait à recevoir avec libéralité ces Orientaux, à l’ordinaire maltraités par leurs voisins. Tout au plus marquaient-ils à leur endroit cette nuance de dédain ou de supériorité, qu’ils laissent d’ailleurs tout aussi bien paraître à l’égard d’un Roumain, d’un Serbe, d’un Allemand, d’un Slovaque, de toutes les races étrangères qu’ils ont accueillies chez eux. Les Juifs, de leur côté,