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Ce fut un peu le pendant du voyage des « amants de Venise. » Pauline partit la première. Quinze jours plus tard, la jolie libertaire écrivait à son ami qu’il était inutile de se déranger, qu’elle ne l’aimait plus et qu’elle avait trouvé « son type. » Dostoïewsky accourt, mais la petite était coiffée, il n’y avait plus à espérer lui rendre la raison. L’infortuné n’insista pas, et se rendit à Londres où Alexandre Herzen tenait alors école de révolution, comme on allait plus tard consulter le prophète d’Yassnaïa-Poliana. C’était pendant l’été de 1863, deux ans après les Souvenirs de la Maison des morts : on voit qu’à cette date la foi de Dostoïewsky n’est pas encore parfaite et ne lui interdit pas de converser avec l’« ennemi ». Il ne songe qu’à se distraire de sa mésaventure, peut-être à se jeter dans la débauche, pour oublier, ou par vengeance : il rêve de Venise et des « belles Vénitiennes. » Peut-être veut-il se prouver qu’il est autre chose qu’un malade : faire la fête, ce serait une réhabilitation ! C’est aussi le moment où il se met à jouer. A Wiesbaden, il a fait connaissance avec la roulette. Cette crise de démoralisation se prolonge quelques mois, — l’heure du « démon de midi, » — mais il ne fut pas si tôt quitte du démon du joueur. Pendant dix ans, il eut des rechutes.

Cependant, à l’automne, il reçoit de Pauline des nouvelles alarmantes : son Français la trompait, elle menaçait de se tuer. Dostoïewsky vole à Paris. Mais la jeune exaltée ne l’avait fait venir que pour lui donner la comédie. Alors, elle prit les grands moyens. Un matin, à sept heures, le romancier la voit entrer comme Rachel dans Hermione, agitant un coutelas acheté la veille chez l’armurier pour poignarder l’ingrat. Tout finit, bien entendu, par une crise de larmes. La désespérée se laisse désarmer et emmener en Italie. Tous les traits de cette histoire, plus ou moins altérés, se retrouvent dans le Joueur.

Au printemps suivant, la femme du romancier étant venue à mourir, les amants étaient libres de régulariser leur liaison ; mais la jeune fille se souciait peu de se donner des chaînes, et Dostoïewsky n’avait pas fini de voir du pays. La brouille survint enfin à propos de Crime et Châtiment ; les étudiants s’estimèrent insultés par le portrait de Raskolnikoff : ce fut le prétexte de la rupture. En réalité, les amants étaient excédés l’un de l’autre. Les amours romantiques sont fatigantes dans la vie. Mais l’extravagante créature qui avait un moment ensorcelé