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IX. — UN LIVRE INACHEVÉ

Dans sa marche inexorable, il arrive parfois que l’ataxie locomotrice accorde une heure de rémission aux infortunés sur lesquels elle s’est abattue. Au début d’avril 1826, Augustin Thierry rentrait à Paris, plein d’espoir et de courage. Son état, croyait-il, s’était amélioré ; il conservait un reste de vision, la paralysie des jambes n’avait pas augmenté. Il se crut encore maître de ses destins : qu’importait la souffrance ? le cerveau demeurait intact et l’âme veillait toujours, pleine d’idées hardies et de projets grandioses.

Un vaste dessein hantait son esprit. C’était le temps où déterminées par l’éclatante réussite de la Conquête, se multipliaient les collections de Chroniques et de Mémoires. Il lui parut possible, avec les documents originaux, réunis et rapprochés dans une narration continue, d’écrire, suivant la méthode qu’il venait d’instaurer, une histoire générale ou plutôt une Grande Chronique de France, où chaque siècle se raconterait lui-même, parlerait par sa propre voix et que tous viendraient consulter comme le répertoire de nos archives nationales.

Pour une entreprise aussi formidable, ses forces amoindries réclamaient le concours d’une collaboration active. Trois années auparavant, alors qu’il achevait l’Histoire de la Conquête, il avait fait à la bibliothèque de l’Arsenal la connaissance de Mignet, « l’habile et séduisant Mignet. » Son Histoire de la Révolution venait de mettre en évidence celui que la critique proclamait alors avec Thiers, le chef de l’École fataliste. Mignet se montra fort empressé d’accepter l’association. Un troisième compagnon fut aussitôt trouvé : Amédée Thierry, qui brûlait de se lancer à son tour dans la carrière des lettres.

Les trois s’étaient ainsi distribué le travail : Amédée Thierry se chargea de tous les prolégomènes et entreprit le récit des migrations celtiques et de la domination romaine dans les Gaules ; Augustin Thierry se réserva les périodes mérovingienne et carolingienne, avec l’histoire des XIe et XIIe siècles ; a Mignet devait échoir la tâche de raconter les époques suivantes du XIIIe au XVIIe siècle.

Tout alla bien, tant qu’il s’agit seulement de reconnaître et passer en revue la masse énorme des récits et documents