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semblables à celles des fresques religieuses, elles n’aient été rafraîchies, — sont d’une éclatante jeunesse. L’archistratigos a l’âme d’un bibliophile.

Mais le jour se meurt ; il nous faut encore passer par les rites de la gelée de coing, des loukoums, du café et du cognac ; et puis là-bas, sur la mer cauteleuse, le Diderot se laisse aller à la houle et nous attend. Avec un soupir irradiant la mélancolique nostalgie des lectures méditatives dans la paix auguste des cloîtres, le général se lève. Bien d’autres richesses seraient dignes de notre attention. Le trésor du couvent recèle des merveilles. Dalmatiques impériales lamées d’orfrois massifs, tiares scintillant de pierreries, robes de soie aux ravissantes broderies de Brousse… nous ne pouvons que leur jeter, dans le crépuscule naissant, un regard fugitif. Et c’est misère de passer ainsi en éclair, là où l’esprit demanderait à vivre des mois. Passer… toujours passer ! Habiller sa mémoire et son cœur d’impressions rapides, traînant après soi des regrets ! N’était-il pas plus sage de se choisir comme les moines de l’Athos une immuable retraite et d’en savourer jusque dans leur tréfonds la douceur ou l’amertume, la tristesse ou la beauté ? La question morose m’obsédait, dans le temps qu’entourés des dignitaires d’Iviron, nous nous dirigions vers la plage. Le soir était venu. En dépit des exhortations désespérées du délégué hellène, il fallait sacrifier une des plus attrayantes parties de notre programme : la visite au couvent de Vatopédi.

— Mon général, vous ne pouvez abandonner Vatopédi. C’est là que nous vous attendions ce matin. Les religieux, depuis plusieurs jours, avec un enthousiasme débordant, se préparent à vous recevoir ; ils sont sous les armes : ils ont fait de leur monastère un temple de triomphe ; ils vous veulent !

Dans l’âme du commandant en chef un combat se livrait, où le désir d’une douce violence menait rude bataille. Se tournant vers moi :

— Qu’en pensez-vous ? interrogea le général.

Ce que j’en pensais ?… Qu’il était bien dommage de jeter ainsi la plus belle fleur de son bouquet… et j’allais timidement l’affirmer, quand d’instinct je songeai au Diderot qui patiemment nous attendait, aux hommes de la baleinière frileusement blottis dans leur embarcation, à la houle sinistre annonciatrice, à la nuit inclémente aux marins.