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— Il faut rentrer, mon général !

Il y avait dans cette parole la tristesse d’un adieu suprême, l’abandon résigné d’un rêve que l’on a touché du doigt.

— Les embarcations nous conduiront à Vatopédi… Un quart d’heure y suffira,… suppliaient nos hôtes.

Le général me fixa silencieusement. « Rentrons ! » fit-il.

C’était l’heure adorablement triste du crépuscule. Une lumière d’opale trouble miroitait sur les eaux, s’éteignait peu à peu dans le gris opaque de l’automne. Le Diderot n’était déjà plus qu’une masse bleuâtre aux contours imprécis. Le grand silence nocturne s’ajoutait au silence recueilli de la Montagne Sainte. On n’entendait que la plainte assourdie de la houle brisée sur la plage. A l’heure où, dans le libre espace, la voix de l’homme monte, volontiers mélancolique, en un hymne à son Dieu, l’Hagion Oros ne faisait même pas au jour agonisant l’aumône d’une chanson de berger 1 Sur une avancée de pierre, les moines s’étaient groupés en silence.

— Mon général, murmura en hésitant l’higoumène, puis-je vous présenter une requête ?

— J’écoute.

— Nos propriétés de Macédoine ont été saisies par les Bulgares et sans doute dévastées. Vous plairait-il de nous faire rendre justice ?

A cet instant du crépuscule mystique donné à l’âme pour se recueillir et s’extérioriser de la terre, cette préoccupation temporelle me choqua. Est-ce que l’Athos, dont la flèche triangulaire ne s’était point chaperonnée de brumes, veillerait, sentinelle inlassée, sur une Thébaïde trompeuse ? Ce ne fut qu’une impression fugitive, emportée par les « Zito » enthousiastes des religieux. Tandis qu’au rythme majestueusement cadencé de ses rameurs, la baleinière s’éloignait de la terre, ils restaient, les moines d’Iviron, immobiles, robes flottant au vent, bras tendus vers le large, troublant de leurs vivats mourants la muette quiétude de la Montagne Sainte… Et j’eus la vision païenne de prêtres du silence jetant, exaspérés, le dernier anathème aux profanateurs de leur retraite sacrée.


JEAN DE SEILLON.