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Lampi, — furent détachés des châssis et roulés ; d’autres tableaux plus petits furent seulement retirés de leurs cadres. Tous ces tableaux, avec d’autres objets, tels que bronzes et porcelaines, furent murés dans un coin du sous-sol du palais. Il y avait encore les beaux meubles Empire qu’on ne savait où transporter et qui durent rester en place. Les meilleurs vins furent aussi sortis de la cave et on les mit dans les garde-meubles et les lingeries des étages supérieurs. Il était temps : quelques jours après le déménagement des vins, la cave fut pillée.

La scène du pillage se place le 10 du mois de décembre. Nous étions à déjeuner, quand le maître d’hôtel du Grand-Duc vint lui annoncer que des soldats du régiment Préobrajensky étaient venus pour visiter les sous-sols ; par le mot sous-sol il fallait comprendre : cave. Tout refus était impossible ; le maître d’hôtel et un domestique se mirent en devoir d’accompagner les soldats. Tout allait bien et déjà la ronde touchait à sa fin, lorsque soudain un soldat tomba en arrêt devant une porte fermée. Le maître d’hôtel eut beau protester : force lui fut d’ouvrir. Voyant que c’était une belle et grande cave remplie de vins, les soldats refermèrent la porte, prirent la clef et partirent. Deux heures après, ils revenaient en bande et le pillage commençait. Sauvage et dégoûtante orgie, qui dura jusqu’à la nui ! .

La vie au palais devenait de jour en jour plus difficile. A chaque moment, des commissaires se présentaient pour visiter chambres et salons ; des gens, venus on ne sait d’où, pénétraient dans la salle à manger et dans le cabinet de travail. A toutes ces vexations le Grand-Duc opposait une patience et une abnégation inlassables. Quelques amis le venaient voir ; il sortait aussi dans la journée, presque toujours à pied et rentrait de bonne heure : on ne pouvait sans danger s’aventurer le soir dans les rues.

Le 20 décembre, toutes les banques privées furent occupées par des détachements de l’armée rouge. Les employés furent renvoyés et la direction des affaires passa entre les mains des commissaires. Tous les coffres-forts furent mis sous scellés. C’était la ruine générale.

On arriva ainsi au nouvel an : jamais encore on n’avait vu si triste fête. L’année 1918 commençait sous de lugubres auspices.

Un des premiers jours de janvier, comme nous allions nous mettre à table pour déjeuner, le concierge entra dans la salle