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Vendredi 19. Même visite matinale au soviet. Aujourd’hui la température est moins rigoureuse. Je suis resté longtemps à la prison et nous nous sommes assis, le grand-duc Nicolas, le grand-duc Georges et moi, sur le banc de la cour ; les Grands-Ducs continuent à faire belle figure.

En rentrant j’ai de nouveau rencontré un des ambassadeurs ; il m’a dit avec tristesse qu’il était désormais impuissant à rien obtenir. J’ai expédié plusieurs lettres du Grand-Duc à son chargé d’affaires, M. Molodovsky.

Samedi 20. Comme je revenais ce matin du soviet, quelqu’un me dit que, d’après un bruit qui courait, l’Empereur aurait été fusillé à Ouralsk. Indigné, je fais taire mon interlocuteur. A peine l’ayais-je quitté, j’entends les porteurs de journaux annoncer à haute voix la terrible nouvelle. Je prends un journal : elle y est en première page, en lettres énormes.

Sur le chemin de la prison, je me demandais comment apprendre au Grand-Duc que le crime était accompli. J’usai de précaution, disant, à mots couverts, que j’apportais une bien triste nouvelle. C’était plus qu’il n’en fallait pour lui faire comprendre qu’il venait de se passer un événement d’une exceptionnelle gravité. Il me regarda fixement : « Mais parle donc, fit-il d’une voix forte, de quoi s’agit-il ? me prends-tu pour une vieille femme ? » Il m’arracha des mains le journal, y jeta un coup d’œil, eut un sanglot et répéta par deux fois : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Est-ce possible qu’ils aient commis ce crime ? » Le grand-duc Georges était là, partageant sa douleur et son indignation.

En ce moment on entendit un pas dans l’escalier. C’était Condé. Il confirma la nouvelle, et ajouta qu’on venait de recevoir d’Ouritsky par télégramme l’ordre de transférer les trois ex-grands-ducs à Pétrograde ; le départ était fixé au lendemain, dimanche, à midi.

Condé ne voulait donner aucun détail ; il était pressé. Il recommanda aux Grands-Ducs de se préparer pour le départ et me donna la permission de venir de grand matin à la prison. » J’étais chargé de prévenir les domestiques. Ils devaient accompagner les Grands-Ducs. On emballa tout, pendant la soirée et une grande partie de la nuit ; le cuisinier prépara les provisions pour le voyage. Je ne pus guère me coucher avant quatre heures du matin. A huit heures, j’étais à la prison. J’apportai au Grand-Duc un peu d’argent et je retournai à la maison pour