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allait sortir la guerre, avec un remarquable à-propos, il plantait dans le jardin de Hauteville Flouse « le chêne des États-Unis d’Europe » et il adressait à ces États des vers emphatiques. Survient cependant la guerre. Victor Hugo rentre en France et arrive à Bordeaux, coiffé de son képi de garde national. Le jour où entre en discussion le traité de paix, il monte à la tribune, et prononce un discours auquel on s’est efforcé de faire un succès rétrospectif en le représentant comme une prophétie de la revanche. Pour lui donner ce caractère, il ne faut souvent rien de moins que tronquer la citation qu’on en fait. Il prévoit bien une nouvelle guerre et il la prédit en ces termes : « On verra la France se redresser ; on la verra ressaisir l’Alsace, ressaisir la Lorraine. Et puis est-ce tout ? Non, saisir Trêves, Mayence, Coblentz, toute la rive gauche du Rhin, et on entendra la France crier : « C’est mon tour. Allemagne, me voilà. » Les Hugolâtres arrêtent volontiers ici la citation, mais il faut la poursuivre. Il ajoute, faisant toujours parler la France : « Suis-je ton ennemie ? Non. Je suis ta sœur : je t’ai tout repris et je te rends tout, à une condition : c’est que nous ne ferons qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’une seule république. Je vais démolir mes forteresses, tu vas démolir les tiennes. Ma vengeance, c’est la fraternité[1]. »

Ainsi l’Allemagne sœur et la Fraternité avec elle : tels étaient les sentiments que laissait au cœur de Victor Hugo la guerre de 1870, et tel était l’avenir qu’il rêvait. Sans doute il faut passer à des hommes qui s’appellent Michelet ou Victor Hugo, des élucubrations qui sont peut-être la rançon du génie. Mais pourquoi cette indulgence pour le précepteur de princesses que fut deux fois Michelet, pour le pair de France orléaniste que fut Victor Hugo, et tant de sévérité pour Mme de Staël ? C’est que tous deux ont renié les sympathies de leur jeunesse et même de leur âge mûr, tandis que Mme de Staël est demeurée fidèle aux siennes. Michelet et Victor Hugo se sont faits républicains et démocrates. Aristocrate, non de naissance, mais de goûts et de traditions, Mme de Staël est demeurée une royaliste

  1. Membre de l’Assemblée nationale, j’ai entendu ce discours à Bordeaux en 1871, et je me souviens encore du malaise avec lequel, même par ses amis de gauche, il fut écouté. On était partagé entre le respect pour la personne de l’orateur et la réprobation du langage. Quelques jours après, Victor Hugo donnait sa démission, sous un futile prétexte. On sentait venir l’insurrection de Paris et il ne se souciait pas de prendre parti pour ou contre.