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II

Witmold[1], 5 thermidor an 6.

Il m’est impossible de croire, madame, qu’aucun des témoignages de mon attachement et de ma reconnaissance ne vous est parvenu. Je suis sûr que du moins vous aviez reçu une lettre confiée il y a bien longtemps à Louis Romeuf[2], et dont la réponse a été vivement souhaitée, mais attendue en vain. Je n’ai pas eu non plus de nouvelles d’un paquet adressé à Coppet, et contenant les expressions de mon intérêt pour quelques proscrits moins anciens que moi. Il m’a été prouvé qu’une correspondance directe avec vous était impossible ou vous paraissait dangereuse ; il ne m’eût fallu pour triompher de votre prudence que redevenir prisonnier ou être bien malheureux[3]. En attendant j’ai respecté cette circonspection, et en jouissant avec la plus tendre gratitude de votre généreuse amitié, je retiendrais encore les hommages que j’aime tant à vous adresser, si je ne comptais pas sur ma femme pour remettre ma lettre en mains propres en cas que vous reveniez à Paris, ou pour la faire passer sûrement en Suisse où les dernières nouvelles disent que vous devez encore rester.

Je regrette bien, madame, que votre silence m’ait privé des détails dont mon cœur a besoin. Vous savez sans doute quelles

  1. Witmold, d’où est expédiée cette lettre, ainsi que la précédente, était une terre située dans le Holstein, entre Altona et le lac de Ploën où la comtesse de Tessé née Noailles, belle-sœur de La Fayette, avait passé l’émigration. La Fayette croyant ne pouvoir rentrer en France, avait formé le projet de partir pour les États-Unis. Il se borna à y envoyer son fils et rentra de lui-même en France, au lendemain du 18 brumaire, sans demander l’autorisation du Premier Consul qui ne laissa pas d’en être contrarié.
  2. Louis Romeuf était un ancien aide de camp de La Fayette qui. Par des démarches entreprises à Vienne, avait beaucoup contribué à sa mise en liberté.
  3. Dès qu’il avait été question de la mise en liberté de La Fayette, Mme de Staël s’était empressée de lui écrire une lettre que sans doute il n’avait pas encore reçue à cette date. Elle est datée du 29 juin. « Venez directement en France, lui écrivait-elle. Il n’y a point d’autre patrie pour vous. Vous y trouverez la République que votre opinion appelait, lorsque votre conscience vous liait à la royauté. Vous la trouverez illustrée par la victoire et délivrée des crimes qui ont souillé son origine. » Cette lettre a été publiée dans la Vie de Mme de La Fayette par la marquise de Lasteyrie, p. 389. La Fayette parle plusieurs fois dans ses lettres de la part que Mme de Staël aurait prise à sa libération. Je n’ai pas trouvé ailleurs trace de cette intervention. Sans doute Benjamin Constant, alors membre influent du tribunat, s’en était occupé.