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conséquences. Cela permettrait à notre égoïsme de continuer à dormir : « Après nous le déluge, » murmurerait volontiers notre imprévoyance. Hélas ! la crise qui secoue actuellement la bourgeoisie française présente un troisième risque, celui-ci si proche, si imminent, que la myopie la plus têtue ne saurait le méconnaître. Ce risque, c’est que, travaillée par tout ce qui la désagrège, la rebute, l’humilie et l’affole, sous l’empire de l’amertume ou de la détresse, elle perde partiellement ou totalement le sentiment de sa mission historique et de son devoir social, et succombe aux tentations du désespoir et de la chimère.

Les révolutions n’ont jamais réussi dans l’histoire que quand une portion des classes dirigeantes a passé à l’ennemi. La Révolution française fut déchaînée par le mécontentement de la majeure partie de la bourgeoisie irritée par les pratiques de la monarchie en décadence, et le bolchévisme n’a pu durer qu’avec le concours de beaucoup d’éléments du régime tsariste. Toute secousse qui désaxe les intelligences, les consciences, les intérêts, crée des mécontents, des déclassés, fournit aisément des chefs et des cadres à des assauts révolutionnaires. Le rôle de la bourgeoisie fut immense en France au XIXe siècle. Elle a modelé l’Etat sur ses conceptions. Un grand bourgeois écrivait, il y a un tiers de siècle : « Il n’y a eu dans le monde qu’une bourgeoisie possédant des traditions, un esprit de suite dans ses desseins, une clientèle pour les accomplir. C’est la bourgeoisie française[1]. » Malgré les impatiences confuses de la démocratie naissante, tantôt tenant tête aux revendications excessives du prolétariat, et tantôt cédant à ce qu’elles renfermaient de justice, elle a continué pendant notre dernier demi-siècle à diriger notre pays et à assurer son relèvement après la catastrophe de 1870. Dans la terrible crise que nous venons de traverser, au front comme à l’arrière, c’est elle qui a incarné notre suprême volonté de vivre. Ses économies ont subvenu aux besoins financiers de la nation. Ses fils ont commandé et versé leur sang devant l’ennemi.

Un écrivain distingué, parmi ceux que nous a révélés la guerre, M. Antoine Redier, a défini avec noblesse dans son dernier roman[2] le rôle qui incombe à la bourgeoisie, en même temps que les difficultés qu’il comporte. L’un de ses

  1. A. Bardoux, La Bourgeoisie française, 1789-1848. Paris, 1886.
  2. Leone.