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a montré que ses connaissances scientifiques, pour vastes qu’elles fussent, étaient superficielles aussi. Romancier, il s’est appliqué à traduire par des symboles concrets et vivants les vérités immédiates de son bon sens, bien plutôt qu’à se faire une conception philosophique de l’univers, et, si son livre a du mystère, c’est celui de la vie même. Flaubert écrivait un jour que les grandes œuvres agissent comme la nature : elles font rêver. « Elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l’océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme des bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel… Par de petites ouvertures, on aperçoit des précipices ; il y a du noir en bas, du vertige, et cependant quelque chose de singulièrement deux plane sur l’ensemble… » Voilà le mystère de Rabelais : c’est celui de la réalité.

Certes, son roman a fait beaucoup rêver, voire trop. Dans le prologue de Gargantua, il engage ses lecteurs à ne se point contenter de fleurer, sentir et estimer ses beaux livres de haute gresse, légiers au prochaz et hardis à la rencontre, mais d’en peser soigneusement les termes, afin d’y découvrir la doctrine plus absconse, les très hauts sacrements et mystères horrifiques… Ah ! maître François doit bien rire dans sa tombe, s’il y a connaissance de la façon dont certains lecteurs trop sérieux ont répondu à son ironique invitation ! Ce frère Lubin dont il se moquait tant, ce vrai croquelardon, qui découvrait dans Ovide les dogmes de l’Église, a été dépassé de mille coudées par les commentateurs de Gargantua. Peu d’années après la mort de l’auteur, on s’appliquait déjà à trouver dans ce joyeux livre une satire en règle de la Cour de France. Au début du XVIIe siècle, le savant Paul Reneaume écrit le plus gravement du monde à l’un de ses amis : « Je vous manderai un mot qui est au commencement du livre de Rabelais, où il parle de Gargamelle qui avoit tant pris d’andouilles qu’elle un mourut en fin. Il entend la mère du roi François, premier de ce nom, laquelle étoit soupçonnée d’être fort lubrique… Gargantua fut ainsi nommé parce que son père dit : « Car grand tu as. » C’est du nez qu’il parle, car le roi François avoit un grand nez, combien qu’il die autre chose. »

C’est de la sorte qu’on interprétera Rabelais pendant plus de deux siècles : Gargantua et Pantagruel passeront pour un tissu d’allégories, et chaque commentateur s’appliquera à mon-