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en règle, de railler tel ou tel ordre de choses, sans s’occuper le moins du monde de justifier son rire intellectuellement ? Sa joie inexorable serait une simple conséquence de son tempérament, une gaité sans cause et sans dessein, où la raison n’aurait rien à voir ? Sa fantaisie serait de la pure fantaisie, son inconséquence de la pure inconséquence, sa verve véritablement lyrique ? Certes, il n’y a rien de plus opposé que tout cela à l’esprit français. Des classiques n’auraient même pas conçu la possibilité d’une œuvre d’art faite ainsi, sans objet moral précis, nullement clarifiée ou ordonnée, bizarre, illogique, démesurée, exécutée sans aucune méthode, — bref, d’une beauté à ce point irrégulière, et pour ainsi dire dissymétrique, et où la raison a si peu de part. Et il faut que le sens historique, qui nous permet de concevoir et d’éprouver tout, jusqu’aux œuvres les plus diverses et les plus contraires à nous-mêmes, et qui est assurément une des plus magnifiques acquisitions de l’intelligence au XIXe siècle, ait fait de singuliers progrès chez nous depuis cent ans, pour que, Français, nous puissions comprendre que l’œuvre de Rabelais est souvent incompréhensible, et la goûter très vivement néanmoins.

Il en est pourtant ainsi : Gargantua et Pantagruel ont des pages que l’auteur a voulu qui ne se pussent entendre, parce qu’il goûtait ce genre de plaisanterie, et ses contemporains de même, apparemment ; mais Rabelais n’a rien de Nostradamus. Si Gargamelle accouche par l’oreille senestre, ce n’est pas du tout pour représenter allégoriquement le mariage de Louis XII et d’Anne de Bretagne, que les contemporains « traitoient de mariage irrégulier ou du côté gauche, comme fait au préjudice du mariage antérieur et légitime du roi avec Jeanne de France, » mais tout simplement parce que maître François a voulu conter une bonne histoire de carabin (comme nous disons) ; et si elle nous semble un peu forte, c’est tant pis ou tant mieux pour nous. Avant tout, Rabelais est un conteur prodigieusement doué, qui s’abandonne à la verve qui lui est naturelle.

Mais il est aussi un humaniste, un intellectuel, qui suit avec intérêt le mouvement des idées ; c’est pourquoi son œuvre reflète beaucoup des grandes préoccupations de son temps : questions religieuses, politiques, scientifiques, morales, coloniales, et renferme nombre d’allusions (fort claires) à des faits et à des personnages notoires. Et il est encore un homme que