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inventés. L’artiste n’est pas un photographe : qui dit art, dit choix dans la vérité. Nous ne chercherons donc point dans Grandgousier et Gargantua une image bien fidèle du grand-père ou du père de Rabelais. Maître François, le plus fantaisiste des écrivains, ne se soucie guère (et pour cause) de « psychologie ; » mais s’il ne s’astreint pas à représenter rigoureusement ses modèles, il s’en inspire sans doute, il les transforme, les stylise. Dans quelle mesure ? La réponse est difficile ; mais imaginer seulement que Rabelais a donné dans le Gargantua quelques traits de ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, n’est-ce point déjà bien agréable ? Tâchons donc d’apercevoir les scènes de mœurs familiales et bourgeoises qui forment le fond du tableau.

Mais d’abord, pourquoi tous les artistes qui ont illustré le roman ont-ils représenté constamment Grandgousier, Gargantua et Pantagruel comme des géants ? Le plus souvent ceux-ci vivent comme des hommes d’une stature ordinaire, et, à partir du Tiers-Livre, ce n’est plus guère que par exception que l’auteur leur donne des traits surhumains.

Au chapitre IV du livre Ier, Grandgousier fait tuer 367 014 bœufs pour avoir de la salaison, et sa femme Gargamelle dévore seize muids, deux hussards et six tupins de tripes : cela suppose des estomacs de belle taille, assurément. Au chapitre xxxviii, il avale les pèlerins dans sa salade, après avoir pris le bourdon de l’un d’eux pour la corne d’un limaçon, et il nous est parlé d’un des plats de sa maison qui est grand comme la tonne de Citeaux, laquelle l’était fort, en effet, puisqu’on 1547 sa contenance était évaluée à 300 muids ; et c’était assez naturel, puisque l’abbaye était située au centre du vignoble bourguignon. Mais partout ailleurs, le père et la mère de Gargantua se comportent comme tout le monde. Rabelais ne fait aucune allusion, en dehors de celles qui viennent d’être dites, à leur taille immense ; bien au contraire, tout indique qu’il les imagine constamment comme des êtres normaux.

Quant à Gargantua et à Pantagruel, quelquefois ils nous apparaissent gigantesques, mais fort rarement, et beaucoup plus souvent l’auteur les suppose d’une stature fort commune. Il faut 17 913 vaches pour allaiter Gargantua dans sa première enfance, 900 aunes de toile, 800 de satin blanc et le reste à