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Tantale. Pour vous qui ne souffrirez rien, je pense que ce qui peut m’advenir vous est indifférent. Puissiez-vous croire que je ne vous ai jamais aimée ! Adieu[1].


VII

Jeudi [, 1822.] Vous avez trouvé une intention dans la figure bizarre que j’ai tracée pour indiquer la lettre qui vous était destinée, à mon tour je puis dire que vous n’avez pas sous les yeux Le Sterne et son aventure avec Marie[2]… Vous ne m’aimez plus, tout me l’annonce. Je ne dois pas attendre de l’amour de vous.

Aimer, c’est sentir autrement que tous les autres hommes, et sentir violemment ; c’est vivre dans un monde idéal, magnifique et splendide de toutes les splendeurs; c’est ne connaître ni le temps ni ses divisions, ni le jour ni la nuit, ni hiver ni printemps ; le jour et le printemps sont la présence de l’objet aimé ; il n’y a dans la nature qu’un seul endroit, c’est le lieu où l’on se voit, un seul individu, celui que l’on aime, le reste n’est rien !

Aimer, c’est quitter son existence passée et future et présente pour en adopter une nouvelle. C’est la sienne, penser comme il pense; avoir des milliers d’idées quand nous sommes loin d’elle, et, quand on la voit, n’en pouvoir exprimer une seule; mettre de l’éloquence dans tout, dans un geste, un regard, un mot.. C’est être transporté de bonheur d’une niaiserie, accablé de chagrin d’un signe équivoque.

Aimer, c’est se confondre tellement qu’il n’y ait pas trace d’individualité, c’est vivre de la vie d’un autre, ne rien négliger pour embellir cette vie, trouver de la douceur dans les larmes, dans l’abaissement et abjurer même sa croyance, mourir même!

Il en est qui trouvent ces sacrifices trop faibles et qui vont jusqu’à croire que celui de l’honneur n’est pas assez...[3].

Aimer, c’est faire croire en soi, et se rendre digne l’un de

  1. Voici un premier brouillon de ce billet :
    « Adieu ! qu’il est facile aux riches de refuser l’indigent, que les gens sans désir... Adieu, ce n’est pas vous qui souffrirez et puissiez-vous ignorer ce qu’il m’en coûte. J’entends votre lettre, c’est un ultimatum. Adieu, je désespère et j’aime mieux la souffrance de l’exil que celle de Tantale. Pour vous qui ne souffrirez rien, je pense que ce qui peut m’advenir vous est indifférent. »
  2. Aventure racontée par Sterne dans son Tristram Shandy et dans le Voyage sentimental.
  3. Membre de phrase illisible.