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pourrais-tu t’y trouver? Songe, Laure, que ce n’est qu’une prière, un vœu.

Quant à notre correspondance, l’asile dernier où se réfugieront mes pensées, et où se déploiera mon cœur, je crois que nous ne saurions prendre trop de précaution. Ainsi, j’écrirai de Bayeux de manière à ce que tous les mercredis il se trouve à Paris, au bureau restant, une lettre adressée à Mme Laure; elle sera sous enveloppe, pour qu’on ne puisse reconnaître qu’elle vient de Bayeux. Et toi, Laure, tu auras soin que tous les mêmes mercredis, il parte de Paris une lettre pour ton fidèle ami, qu’elle ne soit jamais mise à la poste d’ici. Voici l’adresse : « Monsieur II... chez Monsieur S... rue Teinture, à Bayeux[1]. » Si je puis donner des ordres, je vous prescris que vous fassiez écrire l’adresse de l’ami, mais je veux que les lettres soient écrites menu, serré et sans blanc.

J’espère que mercredi soir j’aurai un flacon, celui que j’achève, car assez ancien, reste, puisqu’il ne peut me servir. Tous ces détails, ces apprêts ressemblent aux dernières dispositions des mourants. Ah ! si j’avais un testament à faire, il serait contenu dans ces simples paroles : « Aime-moi toujours, que je sois toujours présent à ta pensée, que du fond de mon exil, si cet espoir se fonde, je puisse me dire : Il est dans l’univers, à tel endroit, un être à qui je suis cher et qui pense fidèlement à moi, que ma pensée se rencontre avec la sienne, de même que mon imagination l’entoure. » Ce lien voltige sur mes pas et ces angéliques douceurs n’ont rien qui puisse, hélas ! faire rougir la vertu.

Oh ! Laure, j’aurai fait plus que bien des hommes ! Sans être J.-Chr. j’ai fait mieux que lui. Que m’en reviendra-t-il? Plus de regrets que de jouissances morales. N’importe, le fatal voyage est tellement décidé que ma mère n’en parle que comme si j’étais déjà en route. Le moyen de reculer? Grandite[2]mère m’aurait mal[me]né, je m’y suis résolu. N’importe, il le faut, je le dois, plutôt pour toi que pour moi, et sache, Laure, que ce n’est qu’à cause de toi que je vais à Bayeux, que si je vais 15 précipitamment, que j’abandonne tout ce qui me retenait ici : Clotilde[3]à moitié imprimée, affaires, et, ce qui est pis, ta

  1. M. Honoré, chez M. Surville, rue Teinture, à Bayeux.
  2. M. de Lovenjoul a écrit en note de la copie de cette lettre : Sa grand’mère.
  3. Clotilde de Lusignan, ou le beau juif, Paris, Hubert, 1822, 4 vol. in-12.