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qu’il appartienne à une autre. Chéri adoré, je ne connais rien de plus inhumain que la vie quand elle reste accrochée à un être qui n’en veut plus. — Je ne suis pas très gaie, comme tu vois, et cependant ici je ris, parce qu’il est dans ma nature de rire comme d’aimer; néanmoins ce séjour est assez triste; beaucoup plus que je ne l’ai cru d’abord; je m’étais attendue à le trouver si sale, si vilain, que le peu d’avantages qu’il possède m’ont paru immenses; mais cette infernale fumée de la pipe du général me fait mal au cœur, bien que le pauvre homme se gêne quelquefois pour moi. Le peu de conversation que l’on peut avoir avec lui est fatigant en raison de sa surdité, et son despotique rôle de père, de mari et de maître est assommant. Sa femme est une bonne et excellente femme de ménage; sa fille, une gentille enfant, pleine de bienveillance, mais qui n’a encore aucune idée; les voisins sont vieux, laids, bêtes jusqu’à l’imbécillité; le jeune médecin est mon seul amusement ; car il a jeté tout le fond de son sac dans une demi-heure de conversation, et, comme beaucoup de gens, il ne lui reste plus rien du tout, en sorte que je m’en sers pour amuser ces dames et en rire moi-même; voilà le seul parti que j’en puisse tirer, ou, quand ces dames ont bien ri, je le fais parler médecine. — Je n’ai donc d’autres plaisirs que celui de lire les Scènes en les corrigeant; elles me donnent de chers souvenirs; je me rappelle où nous étions quand tu me lisais tel ou tel morceau, ce que tu m’en disais, les mots d’amour qu’il faisait naître... — Ah ! mon Dieu ! pourquoi ne peux-tu pas venir? mais non, ne viens pas; cette habitation est dans un fond, la vue y est bornée de tous côtés; tu y serais mal, ah! non, n’y viens pas. — Je ne puis donc rien t’offrir, ni par moi, ni par mes amis, de tout ce qui peut te charmer ailleurs ! Ah ! grand Dieu! quelle atroce pensée! Quel mauvais génie a donc placé mon âme au milieu de tant d’entraves? Chéri, mon cœur te donne d’autant plus que je n’ai que lui à t’offrir. — Pour me soulager un peu, je te presse dans mes bras, et je m’épuise dans cette étreinte. — Une idée me revient, et il me faut te la dire, vois-tu; me voilà encore m’effaçant et ne pensant qu’à toi isolément, en t’engageant à ne pas venir, car, si je me mêlais à toi comme je devrais le faire, est-ce que je ne serais pas persuadée que, pour passer quelque temps près de moi, tu mettrais volontiers de côté certains petits désagréments