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de la vie? Je crois qu’il entre beaucoup de vanité dans certains de mes regrets, mais vanité qui n’est que pour toi, entends-tu; savoir que tu trouves ailleurs que près de moi ou par moi des choses qui te plaisent est une idée qui me causera toujours un amer dépit suivi de chagrins.


V

Samedi [, 25 juin 1832].

Oh ! qu’une lettre de toi me sera douce ! et comme je l’attends ! Chéri, pour ménager un peu les ports de lettres je ne t’enverrai mon bavardage de cœur que tous les dimanches, puisque toi aussi as choisi ce jour. J’ai reçu hier une lettre d’Antoine[1]qui est vraiment extraordinaire, je voudrais bien pouvoir te la lire et te parler de ce singulier garçon. Peu d’hommes de 30 ans seraient capables d’avoir ses idées et de les exprimer aussi bien. Et toi, chéri, que fais-tu? où en est la Bataille[2]? Mon Dieu, si près de ton cœur, et si loin de ta parole, ne pas t’entendre, être forcée de te deviner, et parfois ne l’oser pas, comme quand il s’agit de politique par exemple, une partie de mes journées se passe à désirer ta réponse à mes deux dernières lettres, et l’autre en commentaires sur ta décision à une chose qui m’est personnelle, ou, sur les rapports que peuvent avoir avec toi les événements politiques actuels. Oh ! chéri, où est le temps où je n’attendais tes chères lettres que pour y lire, écrite en cent manières, l’assurance de ton jeune amour? ce temps n’est plus, et ma raison, plus faible que la nécessité, est accablée sous son énorme poids, — et tant d’autres choses encore m’accablent en ce moment que j’aurais bien besoin d’un cœur tout a moi pour m’aider à supporter de si lourds fardeaux. — Ne va pas croire que, d’après cette phrase, je ne sais pas tout ce que je puis trouver en toi ; mais dans ta lettre si pleine de raison, nous serons, me dis-tu toi-même, souvent séparés; or, ami,

  1. Antoine-Ange de Berny, fils de M. et Mme de Berny, né le 14 février 1815, décédé le 4 janvier 1842.
  2. Balzac, dans ses lettres à sa mère, parle constamment de La Bataille; il en parle, à certain endroit, comme d’une œuvre presque terminée; il envisage même une seconde édition, mais si cette œuvre a été écrite, elle n’a jamais été imprimée et il ne subsiste aucune trace du manuscrit. La Bataille [de Wagram] était destinée à entrer dans les Scènes de la vie militaire. Une récente étude, parue, dans les Commentaires de la Revue de France du 15 juillet 1921, contient quelques précisions sur ce mystérieux roman.