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voyez au moins la différence qu’il y a entre Rousseau et des gens tels que le marquis de Sade et les Terroristes.

Le crime de Rousseau est d’avoir cru à la bonté de l’homme. Est-ce un crime ? Je ne crois pas cette opinion juste ; mais elle vaut l’opinion toute opposée. Ni la bonté de l’homme n’est absolue, ni sa méchanceté, probablement. L’on dit que l’opinion de Rousseau contredit à la vérité du christianisme et qu’elle méconnaît le dogme du péché originel. Je ne veux pas me lancer dans une discussion théologique, où du reste j’aurais affaire à des théologiens de rencontre. Cependant, les tenants de la méchanceté radicale m’ont l’air de méconnaître le dogme de la rédemption ; voire ils oublient le sacrement du baptême, qui ne laisse pas l’homme en état de déchéance irrémédiable, si je ne me trompe. Puis, Rousseau étant à l’inverse du christianisme, c’est donc Voltaire, le chrétien ? Vos arrangements d’idées, ou de mots, vous mènent à l’aventure.

L’opinion de Rousseau n’est pas abominable. Elle a pourtant de périlleuses conséquences. La pire conséquence, à mon gré, la voici.

L’on admet généralement que toutes choses ne vont point à merveille, en ce bas monde. Un optimiste anglais a dit, en propres termes : « J’affirme que, présentement, et à toute heure du jour et de la nuit, tous les hommes sont parfaitement heureux. » Ce n’est pas l’opinion générale. Un observateur attentif, exempt de préventions, remarque maints défauts, dans la société humaine, défauts de bonheur, défauts de moralité. Si l’on a voulu consentir que les hommes ne sont pas rigoureusement bons, c’est à leurs torts que l’on impute les défauts de leur société : alors on s’établit moraliste. Mais, si l’on a posé en principe la bonté des hommes, c’est aux institutions qu’il faut qu’on s’en prenne de tous les inconvénients évidents : alors on s’établit réformateur. Je préfère le moraliste au réformateur ; il est plus anodin. La critique des institutions met le trouble dans l’État. Peut-être n’y eut-il jamais d’institutions si mauvaises que le désordre causé par leur changement ne fût infiniment plus mauvais. Le moraliste n’est pas très efficace : le réformateur l’est beaucoup trop.

Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle et pendant le XIXe, à la suite de Rousseau plutôt qu’à son instigation, les réformateurs ont pullulé. Quand ils ont appliqué à la question de l’amour, — à la question de l’amour ! — leur entrain de fameux idéologues, ils ont été merveilleusement ridicules. M. de Planhol a résumé leurs travaux avec autant de soin que de talent. Son tableau de cette folie a de la couleur, de la vivacité, un relief étonnant. Il a dû lire d’horribles