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de théâtre, de drame ou de comédie, fût-ce de la comédie la plus misérable. S’il cherche à faire briller dans un air de basse « les belles notes graves » d’un chanteur, le souci de la voix ne lui fait pas négliger le soin de la vérité morale ou psychologique : « L’allegro assai doit faire le meilleur effet, car un homme emporté par une aussi violente colère dépasse toute règle, toute mesure et toutes bornes ; il ne se connaît plus, et de même il faut que la musique, elle aussi, ne se connaisse plus. Mais, » — et voici que la beauté supérieure, absolue, réclame ses droits, — « mais comme les passions, qu’elles soient violentes ou non, ne doivent jamais être exprimées jusqu’au dégoût, et que la musique, même dans la situation la plus terrible, ne doit jamais offenser l’oreille, mais, là encore, la charmer, et enfin rester toujours de la musique, etc. »[1].

A l’Opéra, l’autre soir, nous nous souvenions de cette observation de Doudan : « Il faut aimer terriblement ses amis pour les voir. » C’est ainsi qu’il faut aimer la musique pour aller entendre l’Enlèvement au sérail. Il n’y a là que de la musique. Mais laquelle ! Ou plutôt lesquelles! Musique de chant et musique d’orchestre; musique de théâtre, par l’action et le mouvement, et, par l’intimité, musique de chambre ; mélodie et symphonie tour à tour, ou plutôt, et toujours ensemble; musique turque, d’une turquerie innocente et bon enfant, dans le goût de la célèbre marche : voir, au premier acte, le chœur en l’honneur du pacha ; au second, et plus turc encore, le délicieux duo bachique. Musique populaire çà et là : simples chansons à l’allemande et déjà parfois, non moins allemands, de véritables lieder. Aussi bien n’a-t-on pas voulu voir dans l’amoureux Belmont un frère aîné du Florestan de Fidelio, même du Walther des Maîtres Chanteurs, enfin le premier exemplaire et comme un crayon du jeune homme allemand?

Et puis, et peut-être surtout, quel que soit le genre ou la forme de cette musique, airs, romances, chansons, les uns du style le plus noble, les autres du ton le plus familier, elle a ceci de merveilleux, qu’elle se passe en quelque sorte des personnages. Ou plutôt, elle les dépasse et les déborde. Autour d’eux, au-dessus d’eux, elle s’étend et s’élève à l’infini. Plus encore qu’elle ne représente, elle signifie et suggère. Seule à posséder la vie, seule elle la crée et la donne. Elle est celle qui est et rien n’est que par elle. Qui dira l’abondance et la perfection de son être! Il existe, au troisième acte de l’Enlèvement au sérail,

  1. Voir, sur tout cela, les Lettres de Mozart (années 1781, 1782). Traduction de M. Henri de Curzon; chez Hachette.