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« chefs de famille » participant à la distribution ; qu’il faudrait une armée permanente de 300 000 arpenteurs pour établir le cadastre et les plans de bornage ; que le travail géodésique ne durerait pas moins de quinze ans, parce que la neige et le dégel rendent tout mesurage impossible pendant cinq ou six mois de l’année ; que, durant cet intervalle de quinze ans, l’accroissement normal de la population élèverait le nombre des « chefs de famille » à une trentaine de millions ; que, par suite, les bases premières de la répartition seraient à changer entièrement. Le partage intégral des terres ne peut donc aboutir qu’à un désordre inextricable, à une crise épouvantable de pillage, de ruine et d’anarchie.

Le problème ouvrier n’apparaît pas moins troublant. L’industrie russe s’est développée avec une rapidité extraordinaire. On calcule que, avant 1861, il y avait 4 300 usines et fabriques dans l’Empire ; on en comptait 15 000 en 1900 ; il y en a plus de 25 000 aujourd’hui. La condition matérielle et morale des ouvriers n’en est pas moins très arriérée. D’abord, la plupart ne savent ni lire ni écrire, ce qui réduit beaucoup leur capacité productive. Puis, le nombre de paysans qui désertent la campagne pour chercher un emploi dans les villes augmente chaque jour. L’afflux de travailleurs qu’entraîne cet exode rural a pour conséquence de maintenir les salaires à un taux infime qui, le plus souvent, ne permet pas à l’ouvrier de pourvoir au strict nécessaire de sa nourriture, de son gîte et de son vêtement. D’autre part, l’extension du machinisme, en diminuant la valeur de la force musculaire, détermine fréquemment le patron à substituer le travail des femmes et des enfants au travail des hommes. D’où, cette répercussion sociale : la destruction de la famille ouvrière, puisqu’il n’y a plus personne au foyer. Cette situation générale, déjà si fâcheuse en soi-même, s’aggrave de toutes les erreurs, fautes et iniquités, que la bureaucratie impériale ne cesse de commettre envers le prolétariat. La législation russe en matière de politique ouvrière a pour principe et pour idéal l’État-providence. En fait, c’est l’État-policier. Les fonctionnaires du tsarisme se considèrent comme les arbitres naturels et absolus des conflits entre le capital et le travail. La manière dont ils exercent leur magistrature arbitrale entretient parmi les ouvriers une rage sourde, une continuelle pensée de lutte, de révolte et de destruction. En aucun pays, les grèves ne