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— Oh ! Je crains de deviner ce que vous allez me dire… N’importe ! Je vous écoute.

— Ne me serait-il pas possible d’agir avec discrétion dans le sens de vos idées ?

— Gardez-vous-en bien ! vous surtout, qui représentez une république !… On me traite déjà en suspect, moi, parce que je personnifie l’alliance avec les démocraties occidentales. Que serait-ce de vous, si l’on avait le moindre prétexte à vous accuser d’intervenir dans notre politique intérieure !…


Dimanche, 20 février.

Qu’il s’agisse de leur caractère national ou de leur caractère privé, les Russes sont l’instabilité même. La guerre, qui soumet leurs nerfs à une tension continuelle, a exagéré encore cette disposition de leur nature, de sorte que le phénomène me frappe à chaque instant.

Leur personnalité se résume tout entière dans leurs sensations et leurs pensées de la minute présente. Ce qu’ils sentaient et pensaient hier ne les affecte déjà plus, n’existe plus pour eux. Leur état de conscience actuel abolit parfois en eux jusqu’au souvenir de leurs états antérieurs.

Assurément, l’évolution est la loi universelle de la vie morale comme de la vie organique, et nous ne cessons de changer que pour mourir. Mais, dans les races d’une mentalité saine, les modifications sont toujours progressives ; les tendances contradictoires s’équilibrent plus ou moins ; il n’y a jamais de scission brusque dans la personne intime ; les métamorphoses les plus rapides, les plus complètes, impliquent inévitablement des transitions, des retours, des gradations. Ici, le plateau de la balance n’oscille même pas : il est entraîné d’un seul coup. Images, désirs, passions, idées, croyances, tout l’édifice intérieur s’effondre subitement. Pour la plupart des Russes, le rêve du bonheur est un perpétuel changement de décor.

J’y pensais, l’autre soir, au Théâtre Marie, où l’on jouait le poétique ballet de Tchaïkowsky, la Belle au Bois dormant. Du haut en bas de la salle, le visage des spectateurs s’est épanoui de joie, quand l’étang, chargé de brumes, sur lequel voguait la barque enchantée, se transforma soudain en un palais étincelant.

… Et je me disais aussi que la barque russe vogue