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cuirassé est à la bataille navale ce que l’infanterie est à la bataille terrestre, c’est-à-dire un facteur décisif et irremplaçable. C’est encore à peu près certain dans le système actuel de guerre navale.»

Mais poursuivons encore : le système de guerre lui-même ne peut-il pas changer du tout au tout? L’élément chimique et mécanique qui a si totalement différencié la dernière guerre de celles de Napoléon, ne va-t-il pas, dans un conflit futur, renverser complètement les vieilles règles?

Quand on s’interroge en âme et conscience, on est bien obligé de reconnaître que les procédés, ruses, ou roueries de 1870 n’étaient plus de mise en 1917 ou 1918, que le bluet casqué d’il y a trois ans était un personnage qui, dans ses habitudes guerrières, ne paraissait nullement être de la même famille que le régulier ou le mobile de Chanzy. Il avait une cagoule qui le faisait ressembler à une créature apocalyptique, il se servait d’engins extraordinaires, grenades, mitrailleuses, fusil contre tanks, lance-flammes, etc. ; il vivait caché sous la terre comme une taupe, et ne sortait de ces bizarres demeures que précédé d’un ouragan d’acier et de fumée. Qu’il attaquât ou qu’il se défendit, on voyait apparaître sur le sol d’étranges engins, caparaçonnés d’acier, marchant et claudicant, sur le sol déchiré, et vomissant par des œillères étroites un feu terrible. Puis des nuages verdâtres poussés par le vent déferlaient comme des vagues empoisonnées, faisant saigner les yeux et crever les poumons, tandis que l’air vibrait au passage incessant des machines volantes.

Et la guerre navale n’a-t-elle pas dérouté entièrement les esprits? Une guerre où les navires de 20 000 tonnes, s’enfonçaient sous les flots en vingt minutes avec leurs 2 000 hommes d’équipage sans avoir pu braquer leurs canons, une guerre où les navires cuirassés sont restés près de leurs bases, sans que l’occasion de se rencontrer avec la flotte ennemie se fût produite plus d’une fois ; où l’on ne pouvait combattre honnêtement en utilisant les vieilles règles de bravoure et les procédés qui étaient le prestige du pavillon britannique.

Tout cela avait été prévu par certains esprits, car il n’est rien dans le domaine imaginatif qui n’ait déjà fait l’objet d’un rêve. Je revois encore à ce sujet le colonel Estienne qui, en 1914, préconisait déjà l’emploi des tanks. Cet ingénieux esprit d’une fécondité sans pareille avait déjà gagné à son enthousiasme un