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qui venait de le ramener en Angleterre, et devait rester avec lui jusqu’à l’entrée de son élève à Oxford. M. Rivière ajouta qu’à cette époque il serait obligé de chercher une nouvelle situation.

« Il la trouvera facilement, » pensa Archer, très impressionné par les connaissances variées et les dons naturels du jeune Français. M. Rivière était un homme de trente ans environ, maigre, de visage plutôt laid et que May aurait qualifié de « commun, » avec des traits d’une extrême mobilité. Fils d’un diplomate, il aurait dû suivre la carrière de son père ; mais il avait le démon de la littérature et il s’était lancé dans le journalisme. À Paris, il avait connu Flaubert, fréquenté le grenier des Goncourt et causé avec Mérimée. Mais le succès n’avait pas couronné ses rêves d’écrivain : une mère et une sœur à sa charge, et, comme tant d’autres, il avait succombé sous le poids des soucis matériels. Sa situation pécuniaire ne semblait guère meilleure que celle de Ned Winsett : il lui restait d’avoir vécu dans un monde unique pour ceux qui ont le goût des idées. C’était justement parce que ce pauvre Winsett avait le goût des idées qu’il dépérissait à New-York : Archer enviait pour son ami le sort du jeune précepteur, qui, si pauvre d’argent, s’était par ailleurs si richement alimenté.

— Garder intactes sa liberté intellectuelle, ses facultés critiques, c’est cela, monsieur, qui prime tout. C’est pour cette indépendance que j’ai abandonné le journalisme, et que j’ai accepté de devenir précepteur. Le métier est quelquefois bien aride ; mais on a la liberté de son esprit. On peut écouter et réfléchir, on peut causer. Ah ! la conversation ! Il n’y a rien de tel, n’est-ce pas ? L’air qui circule autour des idées est le seul air respirable. Je n’ai jamais regretté d’avoir abandonné la diplomatie et le journalisme, ces deux formes différentes d’abdication.

Tout en parlant, il fixait sur Archer des yeux ardents ; il continua :

— Voyez-vous, monsieur, pouvoir regarder la vie en face, être maître de sa pensée, cela vaut bien la peine de vivre dans une mansarde. Il est vrai qu’il faut encore gagner de quoi payer la mansarde, et j’avoue que la perspective de vieillir dans la peau d’un précepteur ou d’un obscur secrétaire est presque aussi réfrigérante que celle de finir chargé d’affaires à Bucarest… Je me dis quelquefois que je devrais faire un grand plongeon.