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d’Egypte, sur les décombres fumants de Moscou, sur le rocher désert de Sainte-Hélène, vit pour toujours dans l’imagination légendaire du Rhin. C’est le grand empereur qui ne peut pas mourir et qui reviendra un jour à la tête de ses fidèles. Il se lève la nuit de son tombeau et passe en revue ses troupes. Partout les gens de l’Eifel et de la montagne palatine le reconnaissent dans la silhouette des rochers. Écoutez ce qu’en dit l’écrivain palatin Becker : « A la frontière du Palatinat, au Nord de Wissembourg, se dresse un rocher appelé dans le pays le rocher de Napoléon. Avec un peu d’imagination, on y croit voir un buste colossal du grand empereur français. Le peuple a placé son héros à la frontière de deux grands empires, dont il abaissa l’un et éleva l’autre. Il se dresse comme un puissant rocher contre lequel se brisent les tempêtes et que survole le faucon, semblable à l’aigle impériale qui planait au-dessus des mondes. »

Autour de lui, la légende rhénane groupe : ses fidèles vétérans du Rhin. Elle célèbre Spohn, le petite menuisier de Coblence qui, devenu caporal au 36e régiment d’infanterie, sauva la vie à Napoléon dans la journée d’Austerlitz en lui prêtant son shako, et, cet autre, natif de Sarrelouis où il prit sa retraite, qui lança à l’Empereur la fameuse réplique : « Quand même tu serais le Petit Caporal, tu ne passeras pas. »

Pour tous ces serviteurs de la France napoléonienne, si vite entrés dans la légende, la Rhénanie a fourni deux artistes, Heine et Schumann, dont les Deux Grenadiers symbolisent un attachement qui dure même après la défaite. Et aujourd’hui encore, chaque année, des cérémonies émouvantes ramènent aux monuments des morts de la Grande Armée les familles des vétérans disparus.

Voilà le Panthéon légendaire des populations rhénanes. La vallée s’ouvre largement à toutes les influences du dehors. Ses héros sont ceux de la grande histoire universelle. D’où qu’ils viennent, elle accueille leurs activités bienfaisantes. Elle nationalise toutes les figures qui, à travers les siècles, lui furent tutélaires. Et pourtant ces légendes n’ont aucune banalité cosmopolite : d’un caractère profondément humain, elles appartiennent en propre aux populations rhénanes, au même titre que leurs ruines et que leur histoire. Elles sont faites de leur chair et de leur sang, de leurs souvenirs les plus amers, et surtout de leurs espérances et de leurs réconforts.