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félicite maintenant d’y avoir été mêlé. C’étaient des paysans, des commerçants. Les paysans, je ne les connaissais qu’en propriétaire et qui ne réside pas. Je savais leur avidité, leur défiance, leur astuce. Les ouvriers, je ne les avais vus que du dehors. C’étaient les gens qui venaient nous poser nos tapis, installer notre électricité, faire le ravalement de l’hôtel, réparer l’automobile. Avec les commerçants, les petits bourgeois, je n’avais jamais eu que des rapports sans vérité. A la guerre, dans le danger, ces hommes me sont apparus autrement. Quand je causais avec Larzac et vous, vos objections m’enfonçaient encore dans mes théories d’individualisme anarchique. Je n’étais pas au régiment depuis deux semaines qu’une évidence surgissait, m’enveloppait, s’imposait à moi, contre laquelle mon esprit critique a bien essayé de lutter, mais en vain. Paysans, ouvriers, bourgeois, une même force les animait, les soutenait. Cette force, c’était la France. Comment avait-elle dormi en moi ? Comment avais-je pu m’appliquer, m’acharner à ne pas laisser frémir en moi le Français, tout simplement ? La, jour par jour, dans les trains, dans les cagnas, dans les abris, sous les obus, le Français s’est réveillé. Une communion s’est établie entre ces humbles camarades et moi, qui m’a fait sentir que j’étais d’un pays. Cela semble fou que l’on puisse vivre trente ans sans comprendre que l’on est d’un pays, sans le réaliser vraiment. C’est ainsi.

— Quelles imaginations allez-vous vous faire ? dit Odette. On est toujours de son pays.

— Non, répliqua-t-il fermement, quand on y habite sans y servir, quand on y est, ce que je vous disais tout à l’heure, un inutile, donc un parasite. Tous ces Français, aux côtés de qui je me battais, avaient un métier, celui-ci de cultivateur, celui-là de mécanicien, cet autre d’ingénieur, de professeur, d’industriel. J’ai toujours eu l’esprit chercheur. Cette bibliothèque ne le prouve que trop… — Il montrait ses livres, d’un geste, fier à la fois et découragé. — Je m’amusais, dans les heures de repos, à questionner ces camarades d’aventure sur ces métiers. Puis, la nuit, quand je ne dormais pas, je m’imaginais la France comme un grand corps, dont des milliers et des milliers de gens pareils étaient les cellules agissantes. C’étaient ces gens qui faisaient vivre ce corps pendant la paix, ou plutôt ce corps et eux n’étaient qu’un. En se battant pour lui, ils se