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« Je n’étais pas toujours de son avis, et je ne partageais pas ses principes d’exclusivisme en matière d’art. Pourtant, je reconnaissais avec lui, qu’il valait beaucoup mieux avoir une foi, un dogme, que de juger au hasard de la fantaisie du moment. Je lui soutenais que, pour être poète, il fallait juger sans parti pris, et sentir avant tout. Il me répondait que, dût-on se tromper dans certaines applications, on ne pouvait être un critique sérieux qu’à la condition d’avoir en soi, une fois pour toutes, un ensemble logique d’opinions bien raisonnées et bien arrêtées.

« Cette synthèse, qui le dominait invinciblement, et qui l’emportait dans un sens tout contraire à ses instincts de douceur naturelle, était le résultat de son idéal intérieur, qui fut toujours d’une grande élévation, et de ses principes de conduite, qui ne fléchirent devant aucune nécessité de la vie, devant aucun intérêt de situation. Il était donc, sous ce rapport, tellement au-dessus du soupçon, qu’on pouvait parler de lui comme je l’ai fait, dans toute la liberté de mon appréciation personnelle, et sans craindre de me tromper, après l’avoir longtemps perdu de vue.

« Quant à son talent, il avait les qualités hors ligne, et les défauts incorrigibles de sa nature exceptionnelle ; c’est dire que les qualités l’emportaient de beaucoup, et que son nom restera parmi les plus sérieux, et les plus brillants de notre époque.

« Voilà, Madame, mon opinion bien sincère, et sans complaisance[1]. »

Le 15 juillet précédent (1858), George Sand avait fait remettre à F. Buloz par M. Émile Aucante un nouveau roman qui devait avoir un grand retentissement : Elle et Lui[2].

M. de Spoelberch de Lovenjoul rappelle, dans son ouvrage, la Véritable histoire d’Elle et Lui, que George fut amenée indirectement à écrire l’histoire de ses amours avec Musset par Eugène de Mirecourt. Bien indirectement alors ? Mirecourt avait adressé à George, en 1839, une déclaration d’amour assez vive ; George, choquée, ne répondit rien. À la vérité, Mirecourt n’apportait à cette déclaration aucune retenue : « Ange ou démon, écrivait-il, je vous aime avec délire ! (ange lorsque je vous lis, démon lorsque la renommée m’apporte le nom de vos amants). » Mirecourt avait rencontré George à une représentation

  1. Octobre l858. Inédite.
  2. Elle et Lui fut payé 4 500 francs à l’auteur.