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Nicolas de Grèce et la Grande-Duchesse Hélène-Wladimirowna, de ses demoiselles d’honneur et de ses intimes.

La table est dressée dans le jardin, sous une tente dont trois des panneaux sont relevés. L’air est pur et fluide. Les parterres de roses embaument. Le soleil, qui, malgré l’heure tardive, est encore haut sur l’horizon, disperse autour de nous une lumière très douce et des ombres diaphanes.

La conversation est générale, pleine de confiance et d’entrain ; elle a naturellement, pour unique sujet, la guerre. Mais une question revient à chaque instant : la distribution des grands commandements et la composition des états-majors ; on critique les choix déjà connus ; on essaie de deviner les nominations que l’Empereur n’a pas encore décidées. Toutes les rivalités de la Cour et des salons se trahissent dans les propos qui s’échangent. Par instants, je crois vivre un chapitre de la Guerre et la Paix de Tolstoï.

Le repas fini, la Grande-Duchesse Marie-Pavlowna m’emmène au fond du jardin, puis m’installe auprès d’elle sur un banc.

— Maintenant, me dit-elle, causons en toute liberté… J’ai le sentiment que l’Empereur et la Russie jouent une partie suprême. Ce n’est pas une guerre politique, comme il y en a eu tant ; c’est le duel du slavisme et du germanisme ; il faudra que l’un des deux succombe… J’ai vu beaucoup du monde ces derniers jours ; mes ambulances et mes trains sanitaires m’ont mise en contact avec des gens de tous les milieux, de toutes les classes. Je peux vous assurer que personne ne se fait illusion sur la gravité de la lutte qui s’engage. Aussi, depuis l’Empereur jusqu’au dernier des moujiks, tout le monde est résolu à faire héroïquement son devoir ; on ne reculera devant aucun sacrifice… Si, — ce qu’à Dieu ne plaise ! — nos débuts sont malheureux, vous reverrez les miracles de 1812.

— Il est probable, en effet, que nous aurons des commencements très difficiles. Nous devons tout prévoir, même un désastre. Je ne demande à la Russie que de tenir.

— Elle tiendra. N’en doutez pas !

Pour amener la Grande-Duchesse à s’expliquer sur un sujet plus délicat, je la félicite des dispositions courageuses qu’elle me témoigne ; car je suppose que sa fermeté d’âme ne va pas sans de cruels déchirements intérieurs. Elle me répond :

— Je suis heureuse de m’en épancher avec vous… J’ai fait