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beau ténébreux, et René, et Werther, Indiana et Valentine se réclamaient du droit à l’amour, souverain maître ; ces héros et ces héroïnes se plaçaient au-dessus des lois, au-dessus de l’honneur banal ; ces êtres orgueilleux se dressaient en face des traditions et de l’ensemble social. « Or, dans la lutte de l’individu contre la collectivité, c’est pour la collectivité qu’Augier se prononce[1]. »

Il n’en devait pas moins écrire les deux actes en vers de la Ciguë, dont l’action est située à Athènes. On ne se soustrait pas aisément, quoi qu’on fasse, aux influences de l’air qu’on respire, et la Ciguë put passer pour romantique, bien qu’elle ne le fût pas, nous essaierons de le montrer. Théophile Gautier lui-même s’y trompa. Mais Théophile Gautier était si bon !

Par un jeu de l’esprit, on peut lire, dans la Ciguë, comme un sommaire de toute l’œuvre d’Augier, et même y pressentir son évolution. Il y faut peut-être un peu de complaisance, mais qu’importe ? Clinias, c’est un romantique qui se convertit, c’est un débauché qui devient pur, c’est un Rolla qui se marie ; c’est, toutes proportions observées bien entendu, René, Werther et Chatterton qui s’embourgeoisent dans un mariage, — d’amour, c’est vrai, mais raisonnable aussi, — en vue de fonder une famille.

Clinias, au lever du rideau, s’ennuie. Il est las des plaisirs, de tous les plaisirs :

Je ne suis plus gourmand pour trop l’avoir été
Et pour avoir trop ri, je n’ai plus de gaîté.

Le jeu ne l’émeut pas, et il croit tout savoir de l’amour, dont il a reçu cependant la seule révélation qu’en peuvent donner les courtisanes. Il va se tuer, « las du vice… » il s’en va de la terre « où plus rien ne l’amuse. »

Pour essayer de « s’amuser » une dernière fois, il a cependant convoqué deux amis, plus âgés que lui et qui furent ses initiateurs à la vie « joyeuse. » Il leur déclare que celui-là sera son héritier, qui aura su plaire à une jeune esclave nommée Hippolyte qu’il vient d’acheter et qui est toute jeune et fort belle. Ce n’est pas par bonté qu’il leur offre ce legs : c’est par mépris de l’humanité, c’est pour se donner le spectacle de leur bassesse, et il le leur dit :

  1. René Doumic, Portraits d’écrivains.