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V
En pleine mer, entre Chio et Andros,
4 juin, 8 heures du matin.

Et voici huit jours que je ne vous ai écrit. Les cinq jours de la féerie de Constantinople ont été une telle ivresse de la vue, du cerveau, que je ne savais plus, au soir, que me coucher, grisé, au vrai sens du mot, avec, devant les yeux, un éblouissement ; et toute la nuit, dans les plus mauvais sommeils que j’aie eus de ma vie, passaient sur ma rétine des couchers de soleil, avec un papillotement de minarets, de coupoles, noyés dans du violet, et des Bosphores lunaires, et des intérieurs de mosquées aux faïences fondues, aux deux cloîtres, si exquises au jour tombant. Et je suis en mer depuis deux jours, tellement déprimé, découragé d’être parti, que deux fois, à Gallipoli et à Smyrne, j’ai failli reprendre le paquebot pour Constantinople, — et je l’eusse fait sans Pierre de Margerie, mon compagnon de bateau ; il m’a persuadé qu’ayant eu la grande chance devoir Constantinople dans ce bain de soleil et en emportant cette lumineuse impression, c’était folie de risquer, en y revenant, une déception de pluie ou de ciel couvert. Mais, depuis ce départ, je n’ai joui de rien, sauf hier, de Smyrne, de sa baie, de sa couleur et de son bazar.

Enfin, ce matin, après cette crise, je me ressaisis : c’est qu’aussi la mer est de ce beau bleu que je n’avais vu encore que dans les tableaux violents, et que voici à l’horizon la côte d’Eubée, toute rose, toute rose, et que l’impression montante de la Grèce commence à voiler un peu, grâce à Dieu, l’hallucination de ce que j’ai laissé là-bas. Mais, hier soir, quand, à huit heures, nous sommes sortis du golfe de Smyrne dont les lumières au pied des hautes montagnes s’effaçaient une à une, j’ai été pris, à cette séparation de l’Orient à peine entrevu, d’un véritable déchirement, et je me suis couché à l’arrière du pont, la tête dans les mains, interrogeant cette terre d’Asie dont la côte s’abîmait dans la nuit, cette côte qui, à ma droite, me laissait deviner la baie d’Ephèse, à gauche Magnésie et Pergame.

Vaudrait-il donc mieux ne pas voyager ?


* * *

Pour Constantinople, je vous dirai simplement l’emploi de mon temps ; les causeries de cet automne suppléeront au reste.