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socialiste aussi, je suis même antimilitariste ; et vous voyez que cela ne m’empêche pas d’aller défendre mon pays.

Je le félicite de son zèle à remplir son devoir militaire et je l’invite à déjeuner pour demain.

Quand il est parti, je réfléchis que je viens d’avoir sous les yeux un éloquent témoignage du patriotisme qui, malgré tant d’apparences contraires, anime les intellectuels français.

Voici un des leurs qui apprend la guerre, au fond du Pamir, à 4 000 mètres d’altitude, sur « le Toit du monde. » Il est seul, livré à soi-même, soustrait à la contagion du sublime élan national qui entraîne la France. Il n’a pourtant pas une minute d’hésitation. Toutes ses théories socialistes et pacifistes, l’intérêt de sa mission scientifique, son intérêt personnel s’effacent aussitôt devant l’image de la Patrie en danger. Et il accourt[1]


Le comte Kokovtsow, l’ancien Président du Conseil et ministre des Finances, dont j’apprécie tant le patriotisme lucide et la haute raison, vient me voir à l’Ambassade. Il arrive d’un domaine qu’il possède près de Novgorod.

— Vous savez, me dit-il, que, par tempérament, je ne suis pas enclin à l’optimisme. J’ai néanmoins une bonne impression de la guerre ; je n’ai jamais cru, en effet, que notre lutte contre l’Allemagne pût commencer autrement. Nous avons subi des échecs ; mais nos armées sont intactes, notre moral est excellent. D’ici à quelques mois, nous serons de force à écraser notre terrible adversaire…

Puis, il me parle des conditions que nous devrons imposer à l’Allemagne, et il s’exprime avec une véhémence, qui me surprend chez un esprit d’habitude si pondéré :

— Quand sonnera l’heure de la paix, nous devrons être féroces…, féroces ! D’ailleurs, nous y serons obligés par le sentiment national. Vous n’imaginez pas à quel point nos moujiks sont exaspérés contre l’Allemagne.

— Oh ! voilà qui est intéressant !… Vous l’avez constaté personnellement ?

  1. Robert Gauthiot a succombé, en septembre 1916, aux suites d’une blessure de guerre ; il avait quarante ans. C’était un linguiste de premier ordre. La science des langues indo-européennes a perdu en lui le plus brillant héritier des Burnouf et des Darmesteter.