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sans clientèle, dont on dit qu’ils ont un bel avenir et qui attendent, les dents longues, dans un garni d’étudiant, leur première bonne affaire, ou le hasard quelconque qui les mettra en selle et les classera subitement, par un chemin de traverse, dans les rangs de la société. C’est cette catégorie d’ambitieux faméliques, à deux ou trois cents francs par mois, sans idées morales arrêtées, sans profession spéciale, que la civilisation de la fin du siècle fabriquait à la grosse pour en faire ses dirigeants, et où se recrutait naguère, un peu par tout pays, le monde des politiciens.

Survient la guerre : notre héros, voyant là une issue, se jette à corps perdu dans la campagne interventiste, prononçant des discours pour la « plus grande Italie, » remportant des succès de réunions publiques ; puis, entraîné par ses paroles et sentant le besoin de les convertir en actes, il s’engage- et rejoint son corps comme sous-lieutenant d’artillerie. Mais il est doué pour son malheur d’un merveilleux sens critique, qui a bientôt fait de percer a jour toutes les situations ; avec son intelligence, habituée à dévorer ou à devancer la réalité, à peine s’est-il fait soldat, que les mots de gloire et de patrie qui l’ont déterminé à prendre l’uniforme, lui paraissent des mots vides. Et voilà que tout à coup il n’est plus sûr de son courage.

Les premiers raids d’avions ennemis l’emplissent d’une panique folle. Son imagination divague et lui présente mille terreurs. Il y a là une peinture des chimères de l’angoisse, combattues par l’orgueil et démesurément agrandies par la peur d’avoir peur, dont je doute qu’on trouvât l’équivalent dans toute notre littérature de guerre, et devant laquelle un Français aurait reculé. La suite est plus curieuse encore. Une nuit, Philippe se trahit : il confesse sa lâcheté à une jeune fille. Puis, aussitôt, il se repent. Quel moyen d’empêcher Eugénie de parler ? Un seul : avoir son secret, la tenir par la honte. Et, froidement, par précaution et comme contre-assurance contre une indiscrétion possible, il fait de la jeune fille sa maîtresse.

Ce calcul de politique atroce est, à mon sens, le trait le plus stendhalien du roman, le plus « italien, » au sens de l’historien des Cenci et de Vittoria Accoramboni. On éprouve, en le lisant, le même plaisir supérieur qu’à l’histoire de la séduction de Mme de Rénal, au moment où Julien, brûlant de désir, de timidité et de rancune, en voyant approcher cette femme si tendre,