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émigrés, fuyant devant les massacres bulgares, ont campé pendant deux mois dans ces cimetières, avec leurs chariots, leur bétail ; ils ont dû tout chavirer, et ce n’est la faute de personne… Mais non, si c’était cela, je retrouverais par terre les deux stèles et leur grand socle de marbre… C’est donc que tout a été profané exprès par des fanatiques, pour punir peut-être la chère petite morte. « Personne aujourd’hui, me dit Kenan Bey, ne serait assez intolérant pour faire cela… » Alors, ce sont des marbriers, voleurs de tombes, qui, voyant celle-là un peu à l’abandon, auraient enlevé les marbres pour les retailler et les revendre… « Ah ! oui, me dit encore Kenan Bey, cela, hélas ! n’est pas impossible ; il y a des rôdeurs qui la nuit font de tels métiers. Le tombeau d’un de mes oncles, une fois, a disparu ainsi… » Et il cherche à me consoler : « avec les relèvements que vous avez dessinés jadis on retrouvera la place, on réédifiera tout pareil et les Turcs, à l’avenir, seront jaloux de garder cette tombe… » Mais non, la place exacte, à cinq ou dix mètres près, ne sera jamais retrouvée et un jour est proche, s’il n’est pas déjà arrivé, où l’on fouillera cette terre ; où l’on brouillera les chers petits ossements, pour jeter là quelque nouveau cadavre. Cette pensée est pour moi l’horreur dernière. Allons-nous-en, sans retourner la tête. Tout est fini…

Un immense dégoût me prend soudain pour cette Turquie que j’avais tant aimée… Le secret de mon amour pour l’Orient, c’était ces deux stèles et la cendre qui dormait dessous. Maintenant que tout est profané, je maudis ce pays, auquel rien ne m’attache plus, où rien ne m’intéresse plus. Et je vais partir par le prochain paquebot, pour ne revenir jamais.

Mon Dieu, avoir tant tremblé pour ce pauvre petit monument, si humble, tout l’hiver dernier, quand les barbares aux casquettes plates étaient si près des murs de Stamboul ! Avoir tant de fois, dans mes mauvais rêves, imaginé qu’ils étaient là, ces barbares, au pied des murailles, brisant les stèles, souillant les morts et les mortes, suivant leur coutume, -— et maintenant que j’étais débarrassé de cette angoisse, maintenant que la Turquie est encore vivante, — apprendre que ce sont les Turcs, eux-mêmes, qui ont commis le sacrilège !…

La voiture me ramène, morne, au logis. Injustement j’englobe tous les Turcs dans ma rancœur ; même le pauvre Kenan Bey, qui est à côté de moi. Je ne dis plus rien ; tous mes