Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 65.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maison cachée. J’espérais qu’elles y seraient aussi, les deux jeunes filles qui, chaque soir, sous les étoiles ou la lune, faisaient leur promenade de recluses dans la ruelle morte ; mais non, elles n’y sont pas ; celles-là, je ne les verrai jamais plus, et je m’en vais sans même oser m’informer d’elles.

Départ au grand trot bruyant qui fait résonner les tristes pavés. Il faut une dernière fois traverser tout l’immense Stamboul et cela n’en finit plus, descendre par les rues en pente rapide vers la mer, franchir le pont de la Corne d’Or et arriver enfin au quai cosmopolite de Galata, tout le long duquel des paquebots dressent à la file leurs noires carcasses de fer. C’est ici une Babel, un brouhaha où tous les costumes de l’Orient se croisent et où l’on entend tous les langages. C’est ce quai émouvant des arrivées et des départs, qui change d’année en année, se modernise et s’enlaidit lamentablement ; mais qui reste, pour moi, toujours aussi évocateur des passés de ma vie ; le lieu où, en arrivant, on pose le pied, repris d’un seul coup par tout le charme de Constantinople, impatient et inquiet de ce que l’on va revoir ou ne plus retrouver ; le lieu aussi où, avant de monter sur la grande machine de fer qui vous emportera, on s’assied, pendant quelques dernières minutes, devant le plus proche café turc, pour se griser un moment encore de la senteur des narguilhés et des cigarettes orientales.

Oh ! jadis, quand je n’étais qu’un pauvre petit officier obscur, à la merci des ordres d’un quelconque amiral, avec quels serrements de cœur je lui disais adieu, à ce coin des quais de Constantinople d’où les paquebots partent, incertain que j’étais de pouvoir jamais y revenir ! Maintenant, au soir de ma vie, je suis libre et je reviens ici quand je veux ; aussi a-t-elle un peu pâli, l’émotion de m’en aller, comme ont pâli du reste toutes les choses de ce monde…

Aujourd’hui, je n’ose pas m’asseoir en plein air pour fumer le narguilhé des adieux, je suis trop connu sur la place, et puis trop d’aimables gens, venus pour me reconduire, m’attendent déjà à bord, — vite il me faut monter sur la grande machine de fer.

Ils sont venus trop nombreux, mes amis Turcs, il m’est impossible de les remercier tous autant que je le voudrais. Comme à mon arrivée, il y a des pachas, des officiers, des imams, des derviches, des aides de camp de Sa Majesté et des