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maison bâtie, et l’étable en madriers, et la loge pour la voiture, le traîneau, les outils, quand il avait déjà des voisins à un ou deux milles, c’est-à-dire tout proches, et, dans le champ de sa vue, une clairière encore hérissée de racines, mais où la première herbe, le premier froment, le premier seigle avait poussé, il abandonnait la partie, cœur aventureux, tenté comme celui d’un soldat par l’idée d’avancer la tranchée, et peut-être, dans le secret, de s’établir, premier, sur un sol tout sauvage, et de devenir fondateur de paroisse. Sa femme, intrépide aussi, mais à la suite, déjà résignée quand elle priait son mari de demeurer là où était la maison, demandait : « Eh bien, Samuel ! c’est-y qu’on va encore mouver bientôt ? » Il ne répondait pas tout de suite. Quand il était décidé, elle acceptait sans plus rien dire, et « mouvait » avait lui.

Louis Hémon s’était « loué, » on l’a su plus tard, chez les Chapdelaine, pour sa nourriture et huit dollars par mois. Avec les hommes, il a travaillé dans les bois et dans les pauvres champs nouveaux. Il a été le témoin et le commensal. Le roman a été écrit par un adopté qui avait des lettres. Il est simple d’intrigue, familier de style, solennel dans sa marche lente. C’est un poème encore plus qu’un roman, c’est la chanson de geste de la nouvelle France. Tant de gens l’ont lu qu’on peut dire déjà : « Vous vous souvenez. » Vous vous souvenez que Maria Chapdelaine, la fille épanouie et silencieuse de Samuel, était recherchée par l’unique voisin de la ferme dans les bois, Eutrope Gagnon, qui venait aux veillées, chaque semaine, patiemment, n’osant se déclarer, lorsque descend, au printemps, le coureur de forêts, le guide qui mène chez les sauvages les marchands de pelleteries, François Paradis « aux traits nets, aux yeux téméraires. » Et François et Maria s’aiment tout de suite, sans se l’être dit. Ils se revoient à peine une ou deux fois. La dernière, le jour de la Sainte-Anne, quand ils cueillent ensemble des myrtilles, avec les petits Chapdelaine, ils ne parlent que par allusion de leur amour déjà ancien et grandi dans l’absence. L’homme dit : « Vous serez encore icitte, au printemps prochain ? » La jeune fille répond « oui. » Et ce sont leurs serments. Mais l’hiver est terrible et les bois sont immenses. François Paradis, quittant ses compagnons, essaie trop tôt de descendre vers Péribonka ; la neige nouvelle couvre les pistes ; il se perd dans les solitudes ; il s’est « écarté ; » on