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Mon frère et moi. Dates en mains, il établit qu’en 1840, à la naissance d’Alphonse Daudet, leur famille eut au contraire du répit ; les affaires allaient mieux, et quelques années furent embellies de quelque prospérité. Les catastrophes n’ont commencé qu’en 1846. Il ne veut pas que la naissance du petit Chose ait été le signal de l’infortune ; et il met, dans cette rectification, la tendresse la plus touchante : il ne la montre pas, il la laisse voir.

Ernest Daudet, dans le roman du Petit Chose, pleure souvent ; et il est d’une exquise bonté, sous le nom de Jacques. Oui, je pleurais ! réplique l’auteur de Mon frère et moi : « Lorsque mon frère a tracé le portrait de Jacques, il s’est souvenu de ce trait de ma nature. C’est par-là surtout que le pauvre Jacques me ressemble, bien plus que par les diverses aventures, de pure imagination pour la plupart, à travers lesquelles mon frère l’a fait se mouvoir, en s’attachant, avec l’éloquence d’un cœur reconnaissant, à dépeindre la sollicitude d’un aîné pour son plus jeune… » Ainsi est éludée l’exquise bonté de Jacques, par lui-même.

Il y a, dans Mon frère et moi, une image de Nîmes vers le milieu du siècle dernier, très fine et très joliment coloriée. Nîmes était, à cette époque, l’un des marchés français de la soie. L’on y voyait affluer, plusieurs fois l’an, les éleveurs de vers à soie du Vivarais et des Cévennes. Ils avaient bon air, avec leur habit de bourrette à pans très courts, leurs bas de laine noire, les gros souliers ferrés, les cheveux en queue à l’ancienne mode. Ils vendaient un kilogramme de soie de cinquante à quatre-vingts francs, payés en espèces sonnantes. Le bel argent sonnait sur les comptoirs, et sonnait dans les sacoches que remportaient le soir les montagnards du Vigan, de Largentière, de Villefort.

Un personnage étonnant de caractère et de relief est l’une des grand’mères, une plébéienne sans peur, très royaliste et qui avait sauvegardé son royalisme sous la Terreur ; très belle, les yeux larges et bien ouverts ; et elle ressemblait aux femmes que peignait David. A vingt ans, veuve, son mari fusillé dans l’une de ces échauffourées de la Lozère que réprimait sans clémence le conventionnel Châteauneuf-Randon. Elle a un petit enfant, se réfugie à Nîmes et y attend la fin des mauvais jours. Un matin, son enfant dans les bras, elle se trouve sur le passage de la déesse Raison, que l’on promène dans les rues. La citoyenne qui était emblématiquement la Raison reconnaît la réfugiée, l’interpelle et crie : « Françoise, à genoux ! » Ça vous donne de l’orgueil, d’être déesse ! Françoise, au lieu de se