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reconnaissance ne se confondent pas. Pontmartin fut obligeant. D’autres ne le furent pas ; d’autres furent méchants, soyez en sûrs : on ne les voit pas, dans les Souvenirs.

De 1857 à 1861, le jeune Daudet rencontra les gens les plus renommés. Il les aperçut ; et ce n’est point assez pour en dire ce que nous n’avons pas appris depuis longtemps par les mémoires de tel ou tel. Daudet les nomme, indique la place qu’ils occupaient dans l’attention publique ; et il passe. Avec une aimable modestie et avec une discrète loyauté, il se retire et nous dit ou a l’air de nous dire : Ceux-là, vous les connaissez bien ; je ne les connaissais pas beaucoup.

Mais il en a très bien vu, de moins grands et qui, parce qu’ils avaient moins de gloire en poche, étaient d’un accès plus facile. Quelques-uns d’entre eux sont dignes de curiosité ; quelques-uns même, d’amitié.

L’un des meilleurs est le pauvre poète Philoxène Boyer, qui avait alors vingt-huit ans et qui comptait rivaliser avec Victor Hugo. Trois comédies en vers jouées à l’Odéon, maintes pages de fantaisie heureuse publiées ici ou là : jolis débuts. Mais point d’argent : le peu d’argent qui composait son patrimoine, il l’avait gaspillé avec insouciance et avec bonté. Il entreprit une série de conférences, qu’il donna au cercle des Sociétés savantes, quai Malaquais, le soir, l’hiver. Il n’eut pas grand monde. « Je vois encore la salle, le conférencier serré dans un habit noir usé jusqu’à la corde, cravaté de blanc, une cravate fripée dont sa jeune femme avait vainement fait et refait le nœud ; elle, assise à quelques pas de lui et, et comme lui, en face des auditeurs ; ceux-ci, dans une attitude où l’on devinait la pitié d’amis fidèles entourant le lit d’un malade : dès qu’on l’abordait, il donnait l’impression d’une nature frôle et maladive, avec sa tête de Christ sur la croix, sa mise étriquée, le désordre de ses longs cheveux qui flottaient sur ses épaules, et la sollicitude visible de la compagne qui ne le quittait pas. » Il parlait de Shakspeare. Un soir, il s’enflamme et vient à comparer la gloire que convoitent les poètes au balcon de Rosalinde : et Rosalinde y est penchée ; qui ne voudrait escalader le balcon de Rosalinde ? Sa voix avait pris un accent de délire : « J’ai entendu beaucoup d’orateurs, dans ma vie ; sur le visage d’aucun d’eux, et je parle des plus illustres, je n’ai jamais vu l’expression qui vient de l’âme se traduire ainsi en traits de feu… » Après la conférence, il fallait ramener le pauvre poète chez lui, le calmer, le soigner ; car il avait la fièvre et ses mains, ses « mains d’élégiaque, » tremblaient.