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reprocha d’« anarchiser la science, » de « nier la suprématie des théories générales. »

En même temps, entrant sur le terrain alors presque inexploré de l’économie politique, Saint-Simon faisait paraître son Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle. En pleine année 1807, au lendemain d’Iéna, ce livre proclamait la France la dernière des nations, inférieure aux États-Unis, à l’Angleterre, à la Hollande même ; elle n’avait pas comme celles-ci de Commerce ni d’industrie. Le résultat d’un pareil ouvrage fut que l’auteur dut rester muet jusqu’à la fin de l’Empire. Il attendit encore six années. Mais le jour où la grande ruine eut été consommée, Saint-Simon crut l’heure venue de jouer un rôle dans le monde et s’institua l’apôtre des temps à venir.

Malheureusement, beaucoup de choses lui manquaient et ses connaissances n’égalaient point ses prétentions. Quelques phrases de Montesquieu, la connaissance rudimentaire des moralistes nouveaux, Helvetius, Volney, Bentham, un volume de Robertson, l’Histoire romaine de Fergusson, des formules économiques appartenant à l’école écossaise formaient à peu près toute la science du réformateur. Le talent d’écrivain lui faisait complètement défaut : il le sentait et l’avouait lui-même. Aussi cherchait-il à s’entourer de collaborateurs. Sa fortune entièrement détruite le mettait dans de cruelles nécessités et trop souvent on le vit courir de banque en banque, cherchant à se faire crédit de tout, de sa famille, de ses idées, de ses espérances.

Si le savoir manquait à cet esprit inquiet, en revanche la nature l’avait doué de séductions singulières. Mieux que tout autre il connaissait les lacunes de son intelligence et s’employait sans relâche à les combler. Le grand utopiste était à sa façon un merveilleux « accoucheur d’âmes. » On le trouve constamment entouré d’hommes éminents : le chimiste Clouet, le mathématicien Coëssin, en attendant Augustin Thierry, Auguste Comte et Léon Halévy, cherchant à s’instruire dans leur commerce familier, tout en conservant la dignité qui convient à un chef et à un maître. L’idée que poursuivait à cette époque Saint-Simon s’arrêtait aux limites de l’économie politique et de la philosophie, mais cette idée était déjà étonnamment hardie. Laissant dans l’ombre croyances et religion, il voulait jeter une