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possèdent 9 millions de pesos de plus que les indigènes : au début du XXe, les indigènes possèdent 13 millions de plus que les étrangers dans la capitale, et 65 millions dans le pays. Comment expliquer ces chiffres, sinon par ce fait que les étrangers sont devenus indigènes ?

En même temps, ce jeune peuple que nous avons vu se former d’éléments si rudes, au milieu des guerres et des discordes, à peine sa sécurité assurée, s’épanouit à la vie de l’esprit. Ce qu’on y voit aujourd’hui, ce sont les prémices d’une civilisation qui a déjà ses grands artistes.

La race est singulièrement bien douée ; très intelligente et très sensible, elle donne à profusion des orateurs et des poètes. J’ai vu à Montevideo entourer d’une vénération particulière le nom de Enrique Rodo, qui est mort en 1917. Critique et philosophe, il est, je crois, plus élevé qu’original. Le livre célèbre qu’il a intitulé Ariel est un appel à la jeunesse qu’il exhorte à cultiver le sens de la beauté et les énergies de l’esprit. « Esprit délicat et élevé, écrit son ami M. Contreras, nourri d’une forte culture, doué d’une clairvoyance rare et de cette grâce intellectuelle qui dose la vérité d’une lumière de beauté, il est en même temps un idéologue profond et subtil… Il a su dire la parole suprême d’idéalité et de fraternité attendue par nos jeunes démocraties… Il est parvenu à préciser le véritable idéal commun auquel doivent tendre nos peuples… Il est donc pour nous un maître représentatif, semeur d’idées fécondes, révélateur de directions propices, annonciateur du désirable apogée futur. »

Ce goût des livres de morale, où la morale se colore de poésie et prend corps en symboles et en contes, cette sagesse au parler harmonieux me semblent, autant que j’en puisse juger, un trait de cette littérature si franchement latine. Un des meilleurs romanciers de l’Uruguay, M. Carlos Reyles, a composé ses derniers ouvrages en dialogues allégoriques, qui sont parfois d’une singulière beauté. Le dernier, si je ne me trompe, qu’il ait publié, est une sorte de réunion des dieux grecs, où Phœbus d’une part, Bacchus de l’autre, défendent chacun l’inspiration qui leur est propre ; et je ne sais guère de page plus gracieuse et plus émouvante que celle de l’apparition de Pandore qui, ayant cru répandre tous les maux sur la terre, y a répandu tous les biens.

Quand on suit une race latine, même dans son établissement