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fléau d’une balance, une perche à laquelle pendent des corbeilles ou des seaux. Un Chinois passe qui traîne un cheval boiteux et promène dans une cage son oiseau favori. Voici un magasin où s’empilent d’énormes cercueils. Un vagabond, malgré le froid, rapièce une loque bleue, — tout son vêtement ; un carrosse de mariage européen en panne sur un trottoir ; de gros hommes à califourchon sur de petits ânes au trot ; la boutique d’un marchand de friture sur les marches d’une admirable pagode dorée ; des femmes aux jambes boudinées dans des pantalons ouatés ; un arc de triomphe destiné au Maréchal et qui n’est pas terminé. Plus loin, un portique de bois supportant un beau fronton sculpté et peint de fines couleurs, sans autre raison d’être là que d’encombrer la circulation ; une porte étroite comme un trou noir dans une haute muraille, et, au sortir, un campement de chameaux portant entre leurs bosses de minuscules sacs de charbon, à côté d’un humble petit cheval aux yeux bridés écrasé sous une charge si grande qu’il disparaît et que cette masse semble marcher toute seule. Sur les toits, des touffes d’herbes poussées au hasard des vents ; aux carrefours des arrêts brusques, des discussions : on repart, on s’arrête, on recule, on passe sur un trottoir, on se dépasse à droite ou à gauche. Un catafalque géant, rouge, bariolé de grands caractères jaunes, encadré par toute une procession d’hommes et d’enfants en vert portant des parasols ou des monstres découpés. Partout des loques qui pendent, mêlées aux innombrables annonces écrites sur des banderoles verticales ; partout la confusion, une gueuserie, une pouillerie sans nom ; et sur tout cela, une couleur grise, uniforme, qui est celle du sol, des briques, de la misère, des ruines…

Et puis, c’est la campagne de Pékin, si plate et nue qu’elle semble sous ce soleil d’hiver un stoppe morne.

Ainsi on arrive au Palais d’Été, adossé au Wan Cheou Chan, la montagne des 10 000 ans de longévité ; et le Maréchal contemple le lac des Lotus tout gelé, les balustrades de marbre, les ponts qui enjambent comme des arcs-en-ciel les bras d’une rivière, les pagodes fameuses, le massif central avec ses toits jaunes, verts, rouges en tuiles vernissées, le long duquel grimpe le double escalier en losange ; et il parcourt les pavillons de l’Empereur et de l’Impératrice, vides de leurs richesses et comme abandonnés dans le désarroi d’une fuite précipitée.