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me répugnait de m’étendre sur les « nary » [1] sales, disposées le long des murs. Habituée comme je l’avais été toute ma vie à la propreté, elle me semblait aussi naturelle que l’air que je respirais, et voilà que je me trouvais jetée dans un cloaque !

Il n’y avait rien d’autre à faire, cependant, qu’à me soumettre : je montai donc sur les « nary » et m’y étendis. Je tombai bientôt dans un profond sommeil, mais me réveillai presque aussitôt ; je n’avais pas l’habitude de dormir sur des planches nues : tous mes membres étaient endoloris. Ainsi s’écoula cette nuit pendant laquelle on amena encore sept « bourjouïs » dans l’étroite pièce.

En ouvrant les yeux le matin, de bonne heure, je vis André debout devant moi, me souriant. J’étais bien heureuse de le revoir, et si triste, cependant, de le retrouver dans de pareilles conditions. Il occupait la chambre voisine de la mienne, et m’avait aperçue lorsqu’on m’avait amenée la veille en prison ; mais il lui était strictement défendu de causer avec moi, et après quelques mots échangés entre nous, il se glissa dans sa chambre.

A leur réveil, mes compagnons d’infortune me questionnèrent : chaque nouvelle arrivée était, tout naturellement, un objet de sympathie et d’intérêt profonds. On s’indignait de ce que j’avais été arrêtée sans raison aucune... et cependant ces malheureux étaient tous, sans exception, dans le même cas que moi ; tous ils avaient été arrêtés comme « suspects, » comme « contre-révolutionnaires, » comme « ne sympathisant pas avec le bolchévisme, » etc.

Après avoir fait la connaissance de mes codétenus, je songeai à me laver et me coiffer. Il n’y avait rien dans cette pièce, qui avait évidemment été une cuisine, qu’un robinet avec une coquille. Hommes et femmes étant parqués ensemble ; il était impossible de se déshabiller et de se laver à fond, et d’ailleurs comment se laver, ne fût-ce que superficiellement, sous ce robinet anémique qui laissait l’eau couler goutte à goutte ? Quant aux autres commodités... je n’ai jamais rien vu d’aussi sale et d’aussi dégoûtant de ma vie... j’en ai la nausée quand j’y pense ! J’ai appris à dormir sur des planches, à avoir faim, à avoir froid... On peut s’habituer à tout, sauf à l’absence d’eau et de bains !

  1. Larges planches disposées le long des murs, sur lesquelles dorment les soldats dans leurs baraques et les clients des asiles de nuit.