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dans divers endroits pour acheter du bois ; une fois près de Kiev, il pourrait aisément y pénétrer.

Mon cœur se serrait à l’idée du risque que présentait un tel projet, et des jours d’angoisse que j’aurais à traverser : j’y souscrivis pourtant. En échange, Tarabykine avait chargé André de me demander une lettre d’introduction pour mon cousin, le baron Wrangel, sous les ordres duquel il aspirait à servir.

J’étais très troublée. J’ignorais tout de Tarabykine : quelle garantie avais-je qu’il ne fût pas bolchéviste et que sa proposition ne cachât pas un piège ? Mais il n’est pas dans ma nature d’hésiter longtemps : j’écrivis la lettre et la donnai à André. J’étais profondément reconnaissante à Tarabykine qui avait donné asile à mon fils, et l’avait empêché de mourir de faim, à une époque où les provisions coûtaient déjà un argent fou ; il m’était impossible de répondre par un refus à sa prière. Tout le monde estimera que je ne pouvais agir autrement.

Un mois après, mon fils, employé au service des bolchévistes, partit en effet pour Gomel. Je demeurai toute seule à Moscou. Je n’oublierai jamais l’atroce sentiment de détresse que j’éprouvai, le jour où André vint me dire adieu. Nous étions en novembre ; il faisait une forte gelée avec un chasse-neige épouvantable. je restai collée à la fenêtre, suivant des yeux la haute silhouette de mon fils, qui s’éloignait dans la tourmente ; de gros flocons de neige le couvraient : il disparut dans le brouillard, comme un fantôme.

Les jours se succédèrent, gris et monotones. Ma captivité avait été relativement facile à supporter en été ; mais à présent, à tous les tourments de cette captivité s’ajoutait le froid intense d’un hiver de Moscou. Le thermomètre descendait à 20 degrés Réaumur au-dessous de zéro, et la pièce où nous logions au monastère Androniev n’était pas chauffée. Il y faisait horriblement froid. Nous mettions sur nous tout ce que nous possédions, attendant comme des chiens affamés l’arrivée de la soupe qui seule nous réchauffait un peu.

Un tel sentiment de désespoir m’envahissait parfois, que je sentais naître en moi le désir de mourir. Il n’était que temps de réagir. Un petit hôpital avait été organisé au camp Androniev, tout spécialement pour les prisonniers. J’offris mes services comme infirmière : ils furent acceptés. Ainsi, je montai