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déshabillée et fouillée à mon arrivée en prison, ce qui mènerait à la découverte de cette lettre. Couvrant mon visage du col de mon manteau, et usant de mes dents, je réussis à extraire la lettre et à la déchirer en mille morceaux que j’envoyai voler par les rues de Moscou.

Je pensais que j’allais être menée à la prison de « Boutyrky, » où beaucoup de « criminels » du même genre que moi étaient détenus ; mais nous roulions dans la direction de la prison pour femmes, « Novinsky, » située dans une ruelle près du boulevard Novinsky. L’automobile s’arrêta aux portes de cette prison, dont l’aspect seul me serra le cœur.

Le chauffeur qui m’avait amenée me suivit dans la salle d’attente pendant que le garde allait quérir l’inspectrice de service ; et, s’approchant de moi, il mit un paquet d’excellentes cigarettes dans ma main, en me disant à l’oreille :

— Je vous plains, « Barynka[1], » j’aurais mieux aimé vous reconduire chez vous que vous conduire en prison : le Diable emporte ces bolchévistes ! Combien de temps faudra-t-il que nous les supportions encore ? Que voulez-vous ? Il faut bien manger.

Une inspectrice m’emmena dans la pièce où les prisonnières étaient déshabillées et fouillées. Nous étions seules. Au ton dont elle me dit : « C’est donc vous, la princesse Kourakine ? » je compris tout de suite qu’elle était des nôtres. Elle n’ouvrit même pas mon sac, me priant seulement de lui remettre mon argent, afin d’éviter tout désagrément. Nous traversâmes la cour de la prison, au bout de laquelle s’élevait un long bâtiment en briques, d’un aspect lugubre. Et je fus introduite dans la salle no 12, dite de quarantaine, où l’on détenait les prisonnières fraîches arrivées.

Pour comprendre mon horreur à l’aspect des femmes assemblées dans cette salle, il faut savoir que la prison Novinsky est une prison spéciale destinée aux éléments les plus vils de la population féminine. Toute la lie était là : les héroïnes de Kouprine, de Gorki et d’Andréeff sont des duchesses en comparaison de ce que je trouvais ici : prostituées, meurtrières et voleuses, un ramassis de créatures ignobles, dépassant tout ce qu’on peut imaginer dans la grossièreté, la dépravation et le cynisme. C’était un vacarme ininterrompu de cris, de jurons et

  1. Diminutif familier de « Barynia, » Madame.