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UNE AMITIÉ DE BALZAC.

conduis que par l’inspiration d’une probité haute et sévère, et, malgré l’anathème porté par M. Carraud sur les journalistes, croyez bien que je n’écrirai et n’agirai que par conviction. Mon plan et ma vie politiques ne peuvent pas être appréciés en un moment. Si je suis pour quelque chose dans le gouvernement du pays, plus tard, je serai jugé ; je ne crains rien ; je tiens plus à l’estime de quelques personnes parmi lesquelles vous êtes au premier rang, comme une des plus belles intelligences et une des âmes les plus élevées que j’aie connues, qu’à l’estime de toutes les masses, pour lesquelles j’ai du reste un profond mépris. Il y a des vocations auxquelles il faut obéir, et quelque chose d’irrésistible m’entraîne vers la gloire et le pouvoir. Ce n’est pas une existence heureuse. Il y a chez moi le culte de la femme et un besoin d’amour qui n’a jamais été complètement satisfait ; désespérant d’être jamais bien aimé et compris de la femme que j’ai rêvée, ne l’ayant rencontrée que sous une forme, celle du cœur, je me rejette dans la sphère tempétueuse des passions politiques, et dans l’atmosphère orageuse et desséchante de la gloire littéraire.

J’échouerai peut-être dans l’une et dans l’autre ; mais croyez bien que, si j’ai voulu vivre de la vie du siècle même, au lieu de passer heureux et obscur, c’est que précisément le bonheur pur et médiocre m’a manqué. Quand on a une fortune entière à faire, il vaut mieux la faire grande et illustre, car, peine pour peine, il est préférable de souffrir dans une haute sphère que dans une basse, et j’aime mieux les coups de poignard que les coups d’épingle.

Vous avez raison dans tout ce que vous me dites, d’ailleurs. Si je rencontrais une femme et une fortune, je me résignerais très facilement au bonheur domestique ; mais où trouver cela ? quelle est la famille qui croirait à une fortune littéraire ? Je serais au désespoir de tenir mon avenir d’une femme que je n’aimerais pas, aussi bien que de la devoir à des séductions ; je reste donc forcément isolé.

Dans ce désert, croyez bien que des amitiés telles que la vôtre et la certitude de trouver un asile dans un cœur aimant sont les plus douces consolations que je puisse avoir. Votre lettre a été bien précieuse pour moi ; elle a été exactement rafraîchissante pour mon âme tendue, occupée, mais irritée plus qu’attendrie. Mon souhait le plus vif est encore pour la vie de campagne, mais avec de bons voisins et un intérieur heureux. En quelque pays que ce soit, j’irais l’accepter, et ne ferais plus que de la littérature d’amateur, par besoin, et pour ne pas être désœuvré, si jamais on peut l’être, quand on voit des arbres et qu’on en plante. Me consacrer au bonheur d’une femme est pour moi un rêve perpétuel, et je suis désespéré de ne pas le réaliser ; mais je ne conçois pas le mariage et l’amour dans la pauvreté. »